Partie II : Retour aux sources.
Chapitre un :
Etoile vivait au Havre depuis un an, maintenant. Depuis un an, depuis le déménagement, depuis qu’un jour d’été, chaud et long, elle avait pointé un gars d’Aurillac du doigt.
Lui, ce n’est pas un homme bien, elle avait dit, comme ça, au milieu du marché. Une simple phrase que personne n’avait écouté. Et puis le lendemain, l’homme avait été accusé de meurtre. Accusé, arrêté, et pour elle c’étaient les regards, les doigts pointés, les mots murmurés. Et le déménagement, après.
Ses parents lui avaient demandé de ne plus faire ça.
Ne plus dire que quelqu’un était bien ou pas, parce qu’elle n’avait aucun moyen de le savoir, non aucun. Mais elle savait, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Il lui suffisait d’un regard, un seul, et ça lui était aussi naturel que de respirer.
Pourquoi devrait-elle s’en empêcher ?
Et maintenant, c’était le Havre. Le Havre depuis un an. Elle en avait sept. Et elle détestait la ville. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Il n’y avait aucune raison : la mer était belle et la ville ne lui avait rien fait.
Mais ça ne changeait rien.
Il devait bien avoir une raison à cette aversion, pourtant.
Mais elle avait sept ans et ne voulait pas la connaître.
Etoile remontait l’avenue Foch d’un pas vif. Aujourd’hui, elle voulait voir la mer, elle voulait se baigner. Ça lui ferait du bien, forcément.
« - Etoile ! »
Pierre courait vers elle. Etoile s’arrêta, se retourna, lui sourit.
Pierre avait son âge, des cheveux bruns et drus, des yeux noisette et une adorable petite sœur de quatre ans, Marie, qui était une fille particulièrement bien, Etoile le savait, mais elle ne comprenait pas pourquoi – qu’avait-elle de plus que les autres ?
« - Tu vas vers la plage ? demanda Pierre
- Je veux nager, répondit Etoile. »
Pierre hocha la tête, compréhensif. Lui-même avait appris à nager avant de savoir marcher, ou presque, en tout cas très tôt. Il aidait Etoile à apprendre, parce que pour l’instant elle savait surtout couler. Elle s’en fichait, elle aimait trop se baigner, ses parents lui avaient interdit d’approcher la plage mais elle savait comment sortir sans être vue.
« - On t’accompagne, déclara Pierre. »
On, c’étaient lui et Marie, bien sûr. Elle accepta. Pierre était la seule chose qui lui plaisait, dans cette ville.
Marie s’était assise sur les galets et attendait sagement, le regard perdu dans le vague. Pierre lui jetait des coups d’œil fréquents pendant qu’Etoile, son pantalon relevé sur ses genoux, barbotait dans dix centimètres d’eau. Elle pensait à Marie, justement, Marie et ses yeux étranges, un peu beiges, Marie qui était trop sage, toujours, et qui ne disait jamais rien. Pierre lui avait expliqué qu’elle ne parlait presque jamais, sans préciser pourquoi.
Une vague un peu plus forte que les autres faillit la faire tomber.
« - On devrait rentrer, Etoile.
- Pas encore ! »
Non, pas encore, par pitié, encore un peu, juste quelques minutes…
« - Mais la marée monte, c’est dangereux, Etoile ! protesta Pierre
- Poule mouillée, rit Etoile. »
Et elle s’élança en courant le long des vagues, et ce qui devait arriver arriva : une vague plus forte que les autres la fit tomber et elle s’étala dans l’eau froide de la Manche. La vague se retira ; Etoile, trempée mais extatique, se releva avec l’aide de Pierre.
« - On peut rentrer, maintenant ? demanda le garçon
- Oui, oui. »
Etoile rit de nouveau. Puis les deux enfants firent demi-tour et rejoignirent Marie.
Ou, au moins, rejoignirent l’endroit ou aurait dû se trouver Marie…
Marie avait observé bien sagement son grand frère jouer avec Etoile près du bord. Puis Etoile était partie en courant, sans craindre les vagues. Marie admirait Etoile, parce que Etoile n’avait jamais peur de rien, alors que elle, elle avait peur de tout.
Parce que les autres, autour d’elle, avaient peur.
Marie releva brusquement la tête.
Quelqu’un l’appelait.
Kaya sourit – un sourire fin qui ne découvrait pas ses dents. Elle les avait trouvés… enfin, elle les avait trouvés…
Deux d’entre eux, au moins : celle qui connaissait la peur des autres et celle qui distinguait le bien et le mal. Elles étaient là, si jeunes et si faibles, et elle, du haut de ses quinze ans, elle se sentait tellement forte…
Trouvées, après deux ans de recherche. Mais l’entité vengeresse qui la possédait attendait depuis des siècles. Kaya tressaillit de plaisir. Elle savait que cette ville lui serait favorable.
Car ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose : cette malédiction touchait à sa fin. Hikage et elle seraient bientôt libres.
Mais elle ne devait pas agir tout de suite. Encore un peu de temps, le temps qu’ils se rassemblent. Ensuite, elle pourrait frapper.
Oui, mais en attendant, elle allait s’amuser un peu…
« - Pierre. »
Etoile ne s’inquiétait pas pour Marie. Pas une seule seconde. La toute petite allait bien, elle en était sûre, certaine même, elle allait bien et il n’y avait pas de raison de s’en faire parce qu’ils allaient la retrouver.
Saine et sauve.
Forcément.
Pierre, en revanche, était totalement paniqué. C’était parfaitement compréhensible, mais embêtant, parce que cette panique était contagieuse. Et Etoile n’aimait pas la contagion.
« - Pierre, calme-toi… »
Il ne lui répondit même pas. Il ne l’avait peut-être pas entendu.
« - Pierre, on va la retrouver ! »
Là, il se retourna. Les larmes aux yeux. Les mains tremblantes.
« - On va la retrouver, répéta Etoile.
- Comment ?
- Je ne sais pas. Mais on va la retrouver. Parce que je sais qu’elle va bien.
- Elle pourrait être n’importe où.
- Non, c’est faux, dit Etoile. Elle est sage, ta sœur. Elle ne serait pas allée n’importe où. Elle est sûrement allée dans un endroit où tu peux la retrouver.
- Mais… ça pourrait être… dans la ville. La ville est grande. Elle…
- On va y arriver. Oh, allez, réfléchis ! Il doit bien y avoir un endroit où elle va souvent.
- L’école ? »
Etoile envisagea sérieusement cette possibilité avant de secouer la tête.
« - ça m’étonnerait. Quel enfant intelligent irait de son plein gré à l’école ?
- Ben…
- Alors qu’on ne l’y oblige pas, précisa Etoile.
- Aucun, répondit aussitôt Pierre. »
Etoile hocha la tête.
« - Précisément. Aucun. Donc elle doit être ailleurs.
- Oui. »
Petit à petit, Pierre se calmait. Et maintenant, il pouvait y réfléchir sérieusement. Où avait-elle pu se cacher ? Un endroit qu’elle connaissait, qu’elle aimait, comme par exemple…
« - Le glacier ! s’écria Etoile.
- Lequel ? demanda Pierre.
- Le dixième en partant d’ici. Celui qui fait des glaces noix de coco – chocolat blanc.
- Ils en font tous, Etoile.
- Oui mais celui-là, tout le monde l’aime ! insista Etoile. »
Pierre dut bien admettre qu’en effet, tout le monde aimait ce glacier, à part les parents, mais parce que c’était eux qui payaient. L’idée lui semblait tout de même un peu absurde.
Les deux enfants remontèrent la plage à toute vitesse, c’est à dire assez lentement, en fait, trébuchant sur les galets, s’arrêtant souvent pour reprendre leur souffle. Et finalement, ils atteignirent le glacier.
Qui était fermé. On était dimanche. Et puis, ce n’était pas la saison. De toute façon, l’idée était absurde, confirma mentalement Pierre. Bien sûr, Marie n’était pas ici. Pourtant…
L’air très sûre d’elle, Etoile contourna l’échoppe, se rapprochant un peu plus de la ville.
Et elle était là.
Marie. Assise à même le sol, leur tournant le dos.
Et face à elle, il y avait quelqu’un d’autre.
Une femme qui parut à Etoile immensément grande, d’autant plus qu’elle-même était petite, très petite.
Elle avait des cheveux noirs qui bouclaient en tombant sur ses épaules et d’énormes lunettes de soleil cachaient ses yeux. Et Marie, devant elle, était totalement paralysée, yeux écarquillés, lèvres entrouvertes, muscles tremblants.
« - Marie ! appela Pierre. »
L’enfant se tourna vers lui, et Etoile put clairement lire la terreur inscrite dans son regard. Elle reporta son attention sur la jeune femme. Quel âge pouvait-elle avoir ? Quinze ans, seize, vingt ? Etoile n’en avait aucune idée.
Et pour elle, ça n’avait aucune importance.
Parce que la jeune femme avait enlevé ses lunettes, dévoilant des iris rouge, flamboyants. Parce que, maintenant, elle fixait Etoile droit dans les yeux.
Et dans ces yeux, il y avait…
Etoile sut à cet instant qu’elle avait trouvé. Quoi ? Pourquoi ? Elle n’en avait aucune idée, mais elle avait trouvé.
Et, pour la première fois de sa vie, elle sentit la peur lui nouer l’estomac.
« - C’est toi, souffla Yeux-rouges. C’est toi, enfin…
- …moi ? répéta Etoile.
- Oui. Oui, je t’ai trouvée. »
Yeux-rouges sourit, se pencha vers Etoile, lui caressa doucement la joue. Etoile frémit à ce toucher – tendre et menaçant, rassurant et mortel.
« - Enchantée, petit cœur, reprit Yeux-rouges. Et ravie de t’avoir trouvée. »
Elle se releva lentement. Sa main s’éloigna d’Etoile.
« - Tu as l’air heureuse, ici, dit-elle. Tant mieux. Profites-en bien.
- Qui…
- On se reverra bientôt, petit cœur. Enfin, bientôt…
- Qui êtes…
- Il te faudra quelques années, tout de même.
- Qui êtes-vous ? »
Yeux-rouges se retourna et lui dédia un sourire d’une douceur effrayante.
« - Moi ? Je suis celle qui vous tuera tous. »
Yeux-rouges s’éloigna un peu. S’arrêta. Se retourna.
« - Tu as l’air très sûre de toi. Oh, c’est normal, je suppose. Mais prends garde… Tu tomberas, petit cœur, et tu entraîneras tous les autres dans ta chute… »
Et elle partit.
Etoile ne parvint que difficilement à détacher ses yeux de l’endroit où elle avait disparu. A côté d’elle, Pierre serrait Marie dans ses bras. Marie qui pleurait, criait. Elle avait peur. Peur de cette femme aux yeux rouges qui avait annoncé leur mort.
Etoile regardait le paysage défiler par la fenêtre de la voiture. Elle déménageait. Encore. Fini, le Havre. Dommage.
Yeux-rouges était partie, maintenant.
Etoile aimait la ville, maintenant.
*
**
Etoile rouvrit les yeux. Elle s’était endormie… Etoile sourit, tourna légèrement la tête pour observer Marie. La jeune fille ne se rappelait sûrement pas de cette journée tellement spéciale, elle était tellement petite à l’époque…
D’ailleurs, Etoiler elle-même l’avait totalement oubliée. Elle ne s’en était souvenu que très récemment, grâce à une phrase de Kaya, une phrase qui avait titillé sa mémoire. Un peu trop tard, mais tout de même bien assez tôt.
Le regard ambré d’Etoile se promena aux alentours. Marie dormait sur le siège voisin. Marc était de l’autre côté de Marie et observait le paysage, loin en dessous, parce que lui était près du hublot, le veinard. Ange et Claude étaient à l’opposé – Etoile ne pouvait pas les voir. Les autres – ceux qui n’étaient pas concernés, au fond, Julien, Eliette, Jeanne, Carine, Adrien, Mathilde – étaient dispersés dans l’avion.
Ils étaient en route.
Etoile remua sur son siège. Ils étaient en route pour le Japon, en route pour Kaya. Et Etoile avait de nouveau l’impression d’oublier quelque chose d’important. Ça lui arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps. Peut-être parce que revoir Kaya avait remué des souvenirs profondément enfouis en elle.
Des souvenirs, mais aussi des sensations, des impressions, et une connaissance qui ne lui appartenait pas…
La connaissance de son ancêtre, peut-être, puisque, elle le savait maintenant grâce à Kaya et Mei, ses pouvoirs lui venaient d’un de ses ancêtres.
Alors pourquoi pas, effectivement, c’était possible. S’ils se transmettaient leurs pouvoirs, pourquoi pas leur savoir ?
Etoile se mordit la lèvre et se pencha en avant.
« - Marc, voulut-elle chuchoter. »
Marc grimaça, se tourna vers elle.
« - Inutile de faire semblant, dit-il. Tu ne sais pas chuchoter.
- Si, je sais.
- Pas quand la personne est à plus d’un centimètre de toi, non. »
Etoile haussa les épaules.
« - J’ai dormi longtemps ? On est bientôt arrivés ?
- Non.
- Non à quelle question ?
- Aux deux, Etoile.
- Zut. Je n’aime pas l’avion.
- Tu pouvais toujours essayer le train…, répliqua Marc.
- Tu crois ?
- Non. Pas vraiment.
- Ça aurait été trop simple, remarqua Etoile. »
Elle gémit, se réinstalla et ferma les yeux. Se rendormir. Ça lui semblait nécessaire. Elle ne tiendrait pas, sinon. Elle avait toujours détesté l’attente.
« - Je ne savais pas que tu connaissais Pierre et Marie, dit Marc. »
Etoile rouvrit brusquement les yeux, se tourna vers lui, fronça les sourcils.
« - Comment…
- Tu en as rêve…
- Et alors ? »
Marc lui jeta un regard accablé.
« - Etoile…
- Ah. Oh, oui, c’est vrai. J’oubliais. Mais ce n’est pas très gentil d’espionner.
- Je n’y suis pour rien. Tu n’as qu’à rêver moins fort.
- Oh, de toute façon, je m’en fiche, décréta Etoile. »
Et elle se rendormit aussi sec.
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la suite samedi soir, je n'aurai pas le courage de retaper le chapitre 2 avant ^^"