Axslnyz, la planète des écrivains
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 The boy with the Turkish flag

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Kestrel21
Tit axslnyzien
Kestrel21


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MessageSujet: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptySam 7 Avr - 13:19

Titre : The boy with the Turkish flag – Chapitre I
Auteur : Kestrel21
Genre : Souvenirs dialogués, considérations philosophico-esthétiques de bas étage, un peu de yaoï mentionné…
Disclaimer : Tout ça est à moi. Non mais.

¤ ¤

Istanbul

L’endroit était étouffant. Il y avait beaucoup trop de monde pour une aussi petite pièce et Nesrin se sentait prête à suffoquer. Soudain languissante, elle laissa son regard se fixer sur les milliers de petites particules de soleil que laissait à peine filtrer la fenêtre à chevrons ouvragée. Il lui fallait trouver un endroit où s’asseoir mais impossible avec ce monde. Si seulement elle pouvait s’approcher du lit…
Elle chercha des yeux Erdmann mais ne le vit pas, sans doute la moiteur accablante l’avait-elle obligé à se réfugier à l’extérieur dans l’espoir de trouver un coin d’ombre. Elle se souvenait avoir entraperçu une petite cour intérieure emplie de plantes grimpantes en entrant ici, il était probable que son mari y ait découvert son bonheur.
La pièce minuscule puait le renfermé, l’encens et la sueur nauséabonde de tous les corps qui l’avaient traversé depuis le lever du jour. Mais un corps devait normalement sentir plus fort que tous les autres réunis et c’était lui qu’elle voulait voir.
Il y eut alors un soudain et brusque mouvement de foule vers la sortie et la jeune femme se retrouva brutalement face au but de sa visite, couché sur un large lit, surnageant au milieu de pétales de rose jetés sur lui sans doute tout autant pour lui rendre hommage que pour couvrir l’odeur de mort qui émanait déjà de lui.
Nesrin le distinguait à peine dans la pénombre ambiante, juste pour le moment la tâche claire de sa longue barbe tressée et la forme tranquille de son corps vêtu d’une superbe tunique d’apparat.
Ses yeux s’habituèrent rapidement à l’obscurité et elle put enfin distinguer les traits rudes, burinés et parcheminés de l’homme qu’elle attendait de rencontrer depuis longtemps déjà.
Sans pouvoir bien sûr s’imaginer que celui qu’elle rêvait de retrouver serait réduit à l’état de cadavre et que son propre vœu ne serait exaucé que le lendemain de sa mort, survenue dans la nuit.
Elle le contempla longtemps, essayant de se souvenir de cet homme tel qu’elle l’avait aperçu des années auparavant et dont l’image présente ne cadrait pas du tout avec le souvenir qu’elle gardait de lui. Dans la mort, il paressait si tranquille et si aimable qu’elle doutait qu’il ne s’agisse de celui qu’elle avait connu.
« Il semble si détendu que se pourrait tout aussi bien être un autre homme… » Songea-t-elle avec ironie.
- Pourquoi dites-vous ça ? demanda une voix glaciale.
Nesrin sursauta, comprenant qu’elle avait pensé à voix haute sans s’en apercevoir. Mortifiée, elle n’osa d’abord lever les yeux vers l’origine de cette voix masculine si proche d’elle mais son regard finit fatalement par croiser deux petits yeux méchants qui la fixaient sans ciller. Ils appartenaient à une silhouette de petite taille postée prés du lit, que Nesrin n’avait pas remarqué tant elle était immobile et tant son costume sombre la faisait se confondre avec le mur où elle était adossée.
- Je vous ais posé une question, non ? La voix ne s’était en rien départie de sa froideur.
- … Pourquoi je… J’ai dis ça ? Bégaya-t-elle, respirant avec difficulté. Simplement parce que je l’ais rencontré voilà des années et que…
Elle désigna le mort d’un doigt nerveux et l’inconnu se désolidarisa du mur pour s’approcher d’elle.
- Normalement je ne dois répondre à aucune sollicitation…, bougonna-t-il avec énervement, comme si, plus que Nesrin, c’était sa propre attitude qui l’agaçait. Enfin… Vous êtes de sa famille ?
La jeune femme hocha la tête, soulagée de se retrouver en terrain familier.
- Vous êtes qui ?
Nesrin songea qu’il était de son droit de garder le silence. Mais elle se sentait pourtant forcée de répondre car cet homme, bien que plus petit qu’elle, l’impressionnait grandement.
- Je m’appelle Nesrin Stalter. Je suis la nièce d’Heydar Berham.
A la mention de ce dernier nom, le petit homme tourna lentement la tête vers le cadavre qui reposait sur le lit, comme pour s’assurer qu’il n’était parti.
- Heydar n’avait pas de frère, affirma-t-il, péremptoire.
- De frère non, c’est vrai, glissa Nesrin audacieusement. Mais il avait une sœur, qui était ma mère.
L’homme la fixa par en dessous, suspicieux.
- Qu’est-ce que vous faites-là, mademoiselle Stalter ? demanda-t-il férocement. Vous venez pour la succession, c’est ça ? J’aurais dû m’y attendre.
- Madame, osa-t-elle corriger, timorée. Mon mari est venu avec moi à Istanbul exprès pour que je puisse voir mon oncle. Et la succession ne nous intéresse pas.
Son interlocuteur haussa les épaules dédaigneusement.
- Tôt ou tard, je suis sûr que je vous reverrais me tenant un tout autre discours, c’est certain. Lorsque la famille lointaine d’un défunt se présente à son oraison funèbre, c’est toujours pour des histoires d’argent. D’où venez-vous ?
- Justement, je n’ais pas fait tout ce voyage depuis Brême pour parler d’argent…
- C’est vrai, les femmes ne savent pas parler d’argent. Mais elles savent si bien y penser que s’en est nauséabond.
Nesrin jugea prudent de se taire.
- Sans rire, Madame Stalter, si vous n’êtes pas venue de Brême pour parler d’argent, pourquoi alors ? reprit-il, pince-sans-rire.
- Je voulais retrouver mon oncle. C’est l’une des dernières volontés de ma mère.
- J’imagine que vous ne deviez pas vous attendre à le retrouver mort. Comme la vie est mal faite…, ricana l’homme avec un rictus.
Nesrin en avait froid dans le dos.
- Vous connaissiez mon oncle ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
L’inconnu se départit instantanément de son sourire ironique.
- Drôle de question ! Railla-t-il. Bien sûr que je connaissais votre oncle ! Mais demandez au premier idiot venu de cette fichue ville et il connaîtra Heydar Berham, ou au moins la musique de son nom. Jusqu’à New York, jusqu’à Paris, on le connaît votre oncle !
- Bien sûr. Mais je suis certaine que vous avez très bien compris ma question. L’avez-vous côtoyé ? Vous en êtes-vous fait un ami ? Après tout, vous veillez vraisemblablement sur lui depuis ce matin, non ? Supposa-t-elle en abattant sa dernière carte.
Le petit homme ne répondit rien, son regard perçant se posa un bref instant sur le corps mort du vieillard, enseveli sous les pétales de rose et Nesrin compris qu’elle avait touché juste.
- Heydar n’a jamais eu d’ami, il n’en avait pas besoin. Oui, je l’ais côtoyé, cela vous va ?
Nesrin décida de jouer la naïveté.
- Pardonnez-moi de vous importuner. Je ne voulais pas vous déranger dans votre recueillement…
L’homme la scruta intensément, comme s’il essayait de mettre à jour ses pensées. Le silence s’installa entre eux, lourd et vraisemblablement fait pour durer.
- … Cette pièce pue vraiment…, grommela-t-il finalement avec mauvaise humeur, comme pour se donner une contenance.
- Accepteriez-vous de me parler de lui ? Sollicita-t-elle en le fixant à travers ses cils. Pas ici, bien sûr, cette atmosphère est trop pesante. Mais demain. Ou ce soir ?
Il l’observait, comme réfléchissant.
- S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir…, marmonna-t-il après avoir laissé passer un ange. Je suis libre de mes journées à présent. Ça ne dérangera pas votre mari ?
- Il comprendra.

¤

- Je ne pensais pas que vous viendriez…
L’homme haussa les épaules.
- Je n’avais rien de mieux à faire. Votre mari n’est pas là ?
- Vous voyez l’homme là-bas, assis au café, celui qui porte son verre à la bouche ? C’est lui.
- J’aurais pu le deviner, fatalement le seul là-bas à être blanc aux cheveux châtains. Il vous surveille de délicate manière.
- Ce n’est pas de la surveillance. Il a compris que c’était important pour moi.
- Et bien, je ne comprendrais sans doute jamais les Européens sur ce point… Si vous étiez ma femme, jamais je ne vous aurais laissé en tête-à-tête avec un autre homme sans me trouver moi-même à moins d’un mètre de distance.
- Je peux dans ce cas me réjouir de ne pas vous avoir épousé. Quel est votre nom ?
- Tutku.
- Vous êtes Turc ? Tutku comment ?
- Tutku tout court. Oui, je suis Turc.
- Vous êtes né à Istanbul ?
- Je croyais que vous désiriez m’interroger sur votre oncle ?
- N’ais-je pas le droit d’en savoir plus sur celui qui a eu la gentillesse de venir répondre à mes questions ?
Tutku l’observa, pensif, puis se racla la gorge.
- Sachez alors que je n’ais pas d’identité. Et par respect pour votre mari, je le laisse se charger de vous sermonner pour votre curiosité.
- Vous connaissiez mon oncle depuis longtemps ?
- J’ai été à son service pendant dix ans. Jusqu’à la nuit dernière.
Nesrin en resta confondue.
- Mais c’est bien plus que côtoyer ! Vous allez pouvoir m’en apprendre bien plus que je ne l’espérais dans ce cas !
Tutku renifla.
- L’espoir est mauvais et d’autant plus inutile. Je ne m’attendais pas à devoir le faire comprendre à une femme. Vivre en Europe ne vous dispensez pas de le savoir, Madame Stalter. Soit dit en passant, vous parlez un excellent turc.
- Je vous remercie, c’est mon père qui me l’a appris.
- Voilà qui explique votre vocabulaire parfois un peu usé. Vous venez ici pour la première fois ?
- Mon mari préférait aller à Prague pour notre premier voyage mais j’étais investie d’une mission. Et le pauvre ne parle qu’allemand, il est un peu perdu ici. Mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Parlez plutôt, parlez moi d’Heydar, parlez-moi de votre vie avec lui.
Le petit homme eut malgré lui un léger sourire.
- Par quoi voulez-vous que je commence ?
- … Racontez moi votre rencontre par exemple.
- Encore un moyen détourné de me faire parler de moi.
- Pourquoi refuseriez-vous de parler de vous ?
- Il n’y a rien à dire de moi.
- Pardonnez-moi mais ce n’est pas un argument. Faites comme il vous plaira mais il vous sera difficile je crois d’évoquer mon oncle sans parler au moins un peu de vous.
- Si ça vous amuse…
- Cela ne m’amuse pas. Taisez ce qui vous semble trop personnel, je n’en ais cure. Mais si vous êtes là, c’est que vous avez accepté de parler avec moi de mon oncle, si je puis me permettre.
- Vous n’étiez pas sensé pouvoir, en toute logique. Mais vous avez raison néanmoins, j’aurais aussi bien pu ne pas venir. Et je suis, je crois, du genre à tenir mes promesses.
- Racontez-moi votre rencontre avec mon oncle.
- Nous nous sommes rencontré deux fois à vrai dire, la première fois aurait pu lui être fatale mais la seconde fois fut la bonne. La première fois, ce fut dans cette ville, non loin d’ici d’ailleurs, la nuit était tombée. J’étais embusqué dans une petite rue sombre, je l’ais entendu s’approcher lentement, déjà à l’époque il s’appuyait sur une canne. Je l’ais agressé avec un couteau que j’avais volé la semaine précédente, j’ai voulu le tuer pour prendre son argent, je me suis retrouvé assommé par un homme que je n’avais pas entendu, sans doute un garde du corps.
- Pourquoi l’avoir agressé aussi sauvagement ?
- J’avais faim. Je vivais dans la rue depuis six ans.
- Ah…
- Ne dites rien, s’il vous plaît.
- D’accord.
- … Tiens. D’habitude les gens ne sont pas aussi conciliants. Je me suis retrouvé sans savoir comment au commissariat principal, en attente d’un transfert à la prison militaire de Davutpasa. Inutile de vous dire qu’on ne me cacha rien de tout ce que j’allais subir une fois là-bas, on se régala même de détails qui vous feraient blêmir rien qu’à les entendre. Je ne savais même pas pourquoi une telle sévérité. Je sais que les dirigeants de ce pays ne sont pas tendres avec les criminels mais enfin, je ne suis pas Kurde, je n’avais jamais abordé le génocide arménien dans une conversation... Seulement là n’était pas la question, me fit-on savoir.
- La question était l’identité de celui que vous aviez agressé n’est-ce pas ?
- Mais comment pouvais-je savoir qui il était, vous pouvez me le dire ? J’étais coupé du monde depuis six ans et jamais de ma vie je ne m’étais intéressé à l’art, j’avais d’autres chats à fouetter. Etais-je sensé deviner que celui qui avait failli succomber ce soir-là était le seul artiste du pays à posséder un rayonnement international ?
- C’est extrêmement hypocrite non ? Alors qu’il était ici si controversé et suivi de prés par la censure…
- Je ne vous le fais pas dire. Quoi qu’il en soit, je devais payer le prix de mon acte de folie, on prévoyait mon transfert pour le lendemain. Je m’apprêtais à m’y résigner lorsqu’il est arrivé. Je l’ais tout de suite reconnu à sa démarche claudicante, plus claudicante encore que je l’avais blessé à la hanche. Il demanda à me parler. On nous laissa seuls avec une prudente vitre de plexiglas nous séparant. A présent que je savais à qui j’avais affaire (encore que je n’avais jamais avant eu le moindre respect pour la condition d’artiste), j’avais honte et n’osais le regarder dans les yeux.
- Réaction attendue.
- Ah vous trouvez ? J’ai juste été lâche, j’aurais au moins pu assumer les conséquences de mon acte. Mais il n’est pas lieu d’avoir des remords. Car je me taisais pour le laisser parler. Et je n’oublierais jamais ces mots. Vous savez ce qu’il m’a dit ?
- Non.
- Il m’a dit qu’il ne me tenait pas rigueur de mon acte, qu’il comprenait mes motivations. Il m’a proposé de payer la caution qui me rendrait la liberté, et mieux, il offrait de me prendre à son service exclusif. Avant de venir me voir, il avait licencié l’homme qui m’avait cassé la gueule et me donnait sa place, un toit et de la nourriture en échange de ma protection et de ma compagnie.
- On ne me l’a jamais décrit si généreux.
- Je vous répète que j’entendais parler de lui pour la première fois. Et qu’il fallait être idiot pour ne pas accepter.
- Vous l’avez donc fait sans hésiter.
- Sans hésiter. Vous pouvez imaginer que pour quelqu’un comme moi qui depuis six ans n’avait plus mangé à sa faim ni dormi sous un vrai toit, cette proposition avait tout du paradis que vante le Coran. Sur terre, sans avoir besoin de mourir.
- Vous n’aviez pas envie de mourir ?
- Etonnement non, je m’en souviens bien. Si j’avais désiré mourir, je les aurais laissé m’emmener à Davutpasa sans tergiverser davantage. Heydar m’offrait de quoi recommencer totalement ma vie, à moi qui à trente ans passés avait déjà tout perdu. Plus qu’une seconde chance, c’était un sacre. Il m’a donné plus que je n’aurais su en rêver, même quand je suis arrivé à Istanbul à vingt ans, plein d’espérance dans tous les domaines.
- Vous avez perdu votre emploi ?
- Je n’étais pas le seul, la société n’est pas tendre dans ces cas-là, l’inflation ne pardonne pas. Mais ce n’est pas le sujet.
- Non c’est vrai mais est-on pour autant obligés de faire comme si cela n’existait pas ?
- Vous savez Madame Stalter, je crois qu’à la longue, je vais finir par revoir mon opinion sur vous. Vous au moins vous regardez les réalités en face. Pour une femme, c’est assez rare.
- Merci du compliment.
- Etes-vous sûre que s’en est un ? Ici, on considère que c’est handicapant pour une femme, d’avoir les pieds sur terre.
- Qu’importe, cela me touche. Mais continuez. Il vous a donc fait sortir de prison ?
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Kestrel21
Tit axslnyzien
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptySam 7 Avr - 13:21

- J’y avais déjà un pied en effet. Je n’ais jamais compris ce qui l’a poussé à faire cela. Je ne le saurais sans doute jamais. Car pendant dix ans de vie commune, rien ne fut modifié dans notre contrat initial. Jamais il n’essaya d’avoir avec moi une relation plus poussée que cette amitié qui méritait à peine ce nom. Effectivement je devins son garde du corps, son « bras droit » au sens le plus littéral du terme, une compagnie pour lui mais il se serait sans doute autant satisfait d’un chat ou d’un perroquet. Jamais malgré l’énormité du service qu’il m’a rendu et qui a fait de moi du moins j’ose le croire un homme nouveau, il n’exigea quoi que ce soit de plus en retour. Me donner cette nouvelle vie est peut-être au fond la seule bonne action désintéressée qu’il ait fait de toute sa vie. Avant, il aidait les gens pour leur argent, et lorsqu’il en eut lui aussi suffisamment pour faire tourner des têtes, il aidait en échange de relations sexuelles si les gens lui plaisaient assez. Il s’en servait presque toujours comme modèles pour ses œuvres même si bien peu passeront à la postérité grâce à cela. Moi je n’ais jamais eu à faire quelque chose de cet ordre, jamais je n’ais eu à coucher avec lui, jamais il ne me demanda de poser pour ses tableaux. J’étais là, c’est tout et cela a lui a vraisemblablement suffi.
- Cela cadre déjà plus avec l’image que l’on m’a toujours donné de lui. Mais ce qu’il a fait pour vous devrait déjà suffire à le faire passer pour un saint.
- Oui, je ne sais pas qui d’autre en aurait fait autant. Parfois il m’arrive de m’imaginer ma vie si j’avais tenté d’agresser quelqu’un d’autre, ce soir-là. J’aurais peut-être réussi mais ma vie n’en aurait pas été aussi incroyablement changée. Pensez donc, je vivais sans toit depuis des années et il m’installa dans la maison que vous avez visité ce matin, à Beyoglu (1) où jamais je n’avais même jamais songé mettre un jour les pieds. Mieux, on m’y escorta comme un sultan. De la fenêtre de la chambre qu’il m’a attribué ce jour-là, au second étage, je vois le dôme de la Mosquée Bleue et la ville qui s’étend autour, comme des perles enchâssées pour magnifier le lapis lazuli central d’un collier ouvragé. Par temps clair, j’aperçois même la mer Noire à l’horizon. Grâce à Heydar, je domine une ville qui m’a toujours rabaissé et m’a regardé mourir pendant si longtemps du haut de sa superbe, imaginez ma jouissance !
- Vous parveniez à vous dire que la vie ne vous avez pas encore oublié.
- C’était un peu ça. Bien entendu je ne me doutais pas alors des contreparties que ma nouvelle situation entraînerait. Souvenez-vous que je ne connaissais même pas par ouï-dire la réputation d’Heydar, je ne pouvais donc pas deviner qu’il était vu tout autant comme un solitaire ascétique que comme un génie excentrique. On ne lui connaissait aucune famille, tout juste savait-on que la sienne s’était exilée en Allemagne des années auparavant. Et aucun ami, pour la bonne raison qu’il n’en avait pas. Car il rejetait avec agacement tout ce qui ressemblait à une relation poussée au delà du « Bonjour, comment allez-vous ? ». Alors quand on apprit que je partageais son intimité, à chaque nouveau scandale déclenché par ses œuvres, je n’avais plus un moment de paix car il ne sortait presque jamais et le mot « interview » était banni de son vocabulaire.
- Là encore je reconnais bien le Heydar que j’ai rencontré.
- A mon tour de vous retourner la question donc. Quand l’avez-vous rencontré ?
- Je ne l’ais rencontré qu’une fois, lors de l’ultime retour de mes parents en Turquie. J’avais huit ans et je m’en souviens peu, nous n’y avions guère passé plus d’une semaine. Et déjà à une époque où d’ordinaire on manque de discernement, je l’avais jugé infect, particulièrement avec ma mère qui espérait toujours le voir venir s’installer en Allemagne à nos côtés.
- Pour lui ou pour son argent et sa notoriété ?
- Ne soyez pas mesquin.
- Je ne suis pas mesquin, je pose une simple question.
- Gardez-vous de nous jugez, vous ne savez rien de ma famille.
- Soit, vous ne me répondrez pas. Je ne le disais pas dans l’optique de vous froisser. De quand date ce voyage ?
- J’avais huit ans, j’en ais vingt-trois aujourd’hui.
- Soyez rassurée, je peux d’autant moins vous juger qu’à l’époque, j’ignorais jusqu’à l’existence d’Heydar.
- Ce n’est rien, ne vous excusez pas.
- Vous êtes magnanime. Dites-moi, ce n’est pas votre mari qui vient vers nous ?
Nesrin releva la tête et sourit à l’homme qui s’approchait d’eux. Ils échangèrent en allemand quelques mots que Tutku ne comprit pas. Puis la jeune femme se retourna vers lui.
- Je crois que nous allons devoir nous quitter, annonça-t-elle avec un petit haussement d’épaule désolé. Dites-moi vite quand je pourrais vous revoir !
- L’enterrement a lieu après-demain. Il aurait dû normalement être enterré le plus tôt possible mais il y aura sans doute tout autant foule autour de son lit demain qu’aujourd’hui. Je serais toute la journée de demain à la maison de Beyoglu. M’y rejoindrez-vous ?
Nesrin sourit.
- Dés que possible.

¤ ¤ ¤ ¤ ¤

Lorsque Nesrin se présenta ce matin-là à la maison de feu Heydar Behram, elle y croisa avec une certaine surprise outre les dernières personnes venues rendre hommage au défunt des ouvriers en uniforme de travail qui prenaient des mesures de toutes les pièces du rez-de-chaussée pour les reporter sur un plan détaillé. Elle aurait voulu leur demander la raison de leur présence mais se rappela qu’elle n’était pas voilée et que leur adresser la parole dans ces conditions serait certainement mal pris. Aussi attendit-elle de trouver Tutku avant d’ouvrir la bouche.
Erdmann cette fois-ci avait refusé de l’accompagner, ce qu’elle ne pouvait que comprendre. Aucune personne possédant un esprit normalement sain ne pouvait voir un quelconque intérêt à passer plusieurs heures dans cette maison qui malgré sa beauté sentait beaucoup trop la mort pour être agréable.
Elle découvrit Tutku quelques minutes plus tard en passant devant l’entrée de la cour intérieure, au milieu des plantes exotiques et juché sur un banc de pierre qui le faisait paraître bien plus grand qu’il ne l’était en réalité. Nesrin le voyait ouvrir et fermer la bouche, parler sans qu’elle ne puisse entendre ses mots et s’agiter étrangement. Tout dans son attitude dénotait une colère dont elle ne comprenait pas la raison.
Se décalant, elle s’aperçut qu’il n’était pas seul. Un jeune homme placide l’observait gesticuler sans paraître plus affecté que cela par les apparents reproches du petit homme qui fulminait. Il l’observait les bras sagement croisés sur la poitrine et plusieurs fois leva les yeux au ciel en signe d’ennui. Il était grand, Tutku juché sur son banc le dépassait à peine et portait un habit d’une couleur vive et chaude qui tranchait avec l’obscurité du costume du petit homme. Mais l’aspect riche de sa tunique formait un contraste saisissant avec son allure négligée. Il allait pieds nus, l’étonnante clarté de la paume de ses mains était gâchée par la poussière qui les recouvrait, ses ongles étaient longs et jaunis comme ceux d’un mandarin chinois. Une légère et inégale barbe lui couvrait les joues et le menton, durcissant son visage encore très juvénile, sans doute n’avait-il pas plus de vingt-cinq ans. Il était très sombre de peau et ses cheveux mi-longs et beaucoup plus crépus que ceux de la majorité des Turcs étaient retenus en un strict chignon au sommet de son crâne bombé.
Nesrin se surprit à le fixer longuement, comme prisonnière d’un étrange sortilège que n’expliquait pas son seul charme. Il y avait autre chose en lui qu’elle ne parvenait pas à identifier mais qui lui donnait une irrésistible envie de l’approcher de plus prés et de poser ses mains sur son visage.
Son visage dont les traits lui semblaient soudain étonnement familiers sans qu’elle ne réussit à faire le moindre rapprochement avec personne…
Consciente soudain de la tournure que prenaient ses pensées et de la manière dont elle le fixait qui frisait la vulgarité, elle détourna brusquement la tête.
Mais ce fut pour s’apercevoir qu’elle était seule, personne ne l’avait vu. Elle se détendit notablement.
Se rapprochant de l’entrée de la petite cour, elle se plaça de manière à ne pas être vue pour continuer à observer cet échange inaudible qui commençait à la fasciner.
Tutku avait cessé son petit laïus et fixait à présent son interlocuteur comme s’il avait le pouvoir de le foudroyer sur place. L’autre l’observait avec tranquillité s’énerver seul sans qu’il ait besoin d’intervenir.
Nesrin détecta dans ce comportement tout autant de suffisance que de sadisme. Mais il lui apparut peu après que cette attitude masquait une jouissance mal contenue. Elle n’avait aucune idée de ce qui se jouait sous ses yeux mais en devinait pourtant l’importance. Ce jeune homme au magnétisme original prenait véritablement plaisir à torturer Tutku, comme en témoignait le petit sourire victorieux qu’il ne réprimait qu’à grand peine.
Le petit homme en réponse semblait prêt à s’effondrer sur lui-même, Nesrin le sentait en détresse et éprouvait pour lui une véritable empathie.
Surtout lorsque l’inconnu prit la parole avec nonchalance et désintérêt, son regard se posant plus volontiers sur la végétation qui l’entourait que sur son interlocuteur. Ses paroles semblèrent achever Tutku qui le fixait sans ciller, bouche ouverte et yeux écarquillés par le choc.
Lorsque le jeune homme se tût, l’ancien garde du corps d’Heydar Behram sembla vouloir répliquer mais ne parvint qu’à imprimer à son corps un violent soubresaut, qui l’agita comme l’onde de choc d’une balle traversant le corps d’un petit animal déjà mort.
Le jeune homme alors tourna les talons sans ajouter un mot de plus et quitta la cour à grands pas décidés. Arrivant à la hauteur de Nesrin qui avait baissé la tête avec humilité, il s’arrêta et la scruta un bref instant, comme la soupçonnant d’avoir entendu quelque chose.
Elle malgré son envie de le voir de plus prés n’osa lever les yeux et ne le fit que lorsque le léger frôlement des pieds nus sur le carrelage en mosaïque ne se soit tu.
Se déplaçant, elle s’avança à pas discrets jusqu’à la cour intérieure. Tutku était toujours là et lui tournait le dos. Elle attendit quelques instants puis fit racler sa chaussure sur le sol. Il se retourna, l’observa comme s’il ne la reconnaissait pas mais eut finalement un faible sourire.
- Je ne vous attendais pas avant au moins une heure. Mais cela me fait étonnement plaisir de vous voir.
Elle sourit à son tour, se demandant soudain à la vue de la manière dont le petit homme l’observait s’il n’avait pas deviné sa présence lors de sa mystérieuse conversation. Des questions lui brûlaient les lèvres mais elle devinait Tutku encore si mal qu’elle différa son impatience.
- Que font tous ces ouvriers dans le hall ? demanda-t-elle pour le mettre à l’aise.
Il eut un soupir inaudible.
- Vous l’ignoriez ? La maison de votre oncle va être transformée en un musée qui lui sera consacré. Ils préparent les travaux qui se feront pendant la rétrospective de ses œuvres à Madrid, dans trois mois.
Nesrin fronça les sourcils.
- Mais et vous ? C’est également votre maison !
Tutku haussa les épaules, défaitiste.
- Mon cas les indiffère. Ils m’ont vaguement proposé de louer ma chambre quand les travaux seront finis, en oubliant de mentionner son prix sans nul doute astronomique. Et comme à présent je n’ais plus de travail…
Nesrin sentit qu’elle abordait là un sujet délicat. Aussi orienta-t-elle la conversation vers un terrain moins glissant. Tout du moins en apparence.
- Heydar a donc eu tant d’importance ? Les journaux de ce matin ne parlent que de lui, en le louant comme un demi-dieu. Ou un génie incomparable.
Le visage du petit homme fut déformé par un sourire cynique.
- Etonnant non ? Avant sa mort, il n’apparaissait dans les journaux que pour être taxé de « licencieux », « d’horriblement vulgaire », en un mot, à proscrire. S’il n’a été finalement que si peu censuré ici, c’est uniquement à cause de son succès monstrueux en Occident et des touristes toujours plus nombreux que ses vernissages attiraient. Voilà bien la seule chose qui l’a sauvé, même s’il refusait de l’admettre. Quelle hypocrisie vous ne trouvez pas ?
Nesrin opina sans mot dire.
- Vous avez pu voir certains de ses tableaux bien sûr.
Elle hocha à nouveau la tête, lentement.
- Evidemment, c’est grâce à la communauté turque d’Allemagne qu’il a été découvert en Europe. On le voit là-bas comme un génie sans concession. Chez les musulmans pratiquants, son statut est plus ambigu. Ma mère a toujours beaucoup de mal à les regarder sans frémir. Nous n’en avons aucune reproduction chez nous.
Tutku haussa les épaules.
- Réaction attendue.
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptySam 7 Avr - 13:22

- Mais j’en possède une depuis un an, même si elle est bien mauvaise. Pour ce que je sais, sa conception date d’il y a déjà trois ans.
Son interlocuteur se renfrogna.
- Je crois que vous avez eu de la chance. C’est ce qu’il a réalisé durant cette période qu’il a toujours jugé le plus abouti. Je ne doute pas que ce soit vrai. Ce tableau, il vous plaît ?
Nesrin réfléchit un bref instant.
- C’est sans aucun doute le plus beau de tous ceux que j’ai pu voir. Pourtant la première fois que je l’ais aperçu, il m’a dérangé.
Cette dernière donnée sembla intéresser Tutku.
- Vous ne seriez pas la première.
- Oui mais celui-ci m’a seulement dérangé. Les autres que j’ai pu voir étaient carrément choquants, avec qui plus est une atmosphère moins mystérieuse.
- Lequel est-ce ?
- Il représente une personne nue couchée sur le dos, genoux relevés et bras autour du visage. Elle flotte dans un espace indéterminable, très coloré et kaléidoscopique. Mais ce n’est pas vraiment le problème.
- C’est plutôt le personnage, le problème, non ? Avança Tutku, dont le regard s’était fait vague.
Nesrin acquiesça, songeant qu’il était en train de se faire une exacte représentation mentale de ce qu’elle lui décrivait.
- Disons que sa position permet une vue plongeante sur son corps. Et ce corps est… Je ne connais pas le mot en turc… Il y a ces seins menus sur cette poitrine ferme, ce sexe de jeune garçon qui pend entre ces cuisses si féminines, cette pomme d’Adam bien visible sur cette gorge qui s’arrondit comme celle d’une femme, ce bassin étroit et ces hanches pourtant larges… Cette créature qui est à la fois rien et tout. Elle pourrait être hideuse, de tels monstres ne sont pas sensés exister dans nos sociétés. Et pourtant elle est si belle, il suffit de l’avoir vu une fois pour qu’elle nous obsède. Son charme est littéralement magnétique. Un peu comme celui de…
Prenant soudain conscience qu’elle avait failli nommer le jeune homme aperçu quelques instants plus tôt, elle se mordit la lèvre mais cette hésitation ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.
Tutku la fixait, les sourcils froncés en accent circonflexe, une colère diffuse semblant soudain émaner de son corps tout entier.
- A qui pensiez-vous, Madame Stalter ?
La menace perceptible sous le ton doucereux donna envie à la jeune femme de disparaître sous terre.
- … A personne… ! Simplement je…
Tutku soupira dangereusement.
- Vous n’êtes pas douée pour le mensonge. Dites-moi immédiatement à qui vous pensiez.
Il avait à peine susurré cet ordre mais Nesrin eut encore préféré qu’il le crie. Elle déposa les armes.
- … A l’homme à qui vous parliez tout à l’heure. Je vous ais observé. Mais je n’ais rien entendu de votre conversation ! S’empressa-t-elle de préciser, espérant qu’il la croit.
Tutku lui tourna le dos, comme agacé par sa seule vue. Nesrin était mortifiée.
- Il… Il ressemble tellement à la personne qui a posé pour le tableau que je vous décrivais, de visage sinon de corps ! Comment est-ce possible, me le direz-vous ?
Sa voix affermie fit se retourner Tutku qui lui lança un regard mi-ulcéré mi-admiratif.
- Ainsi vous l’avez vu vous aussi… Peut-être n’êtes vous pas la nièce d’Heydar pour rien après tout. Ce garçon se nomme Ilkin Aydin…
A la seule mention de ce nom, son regard s’assombrit sinistrement mais Nesrin détecta dans son expression autre chose que de la colère brute.
- Et il n’est rien moins que l’assassin de votre oncle, voilà, continua Tutku comme pour l’achever.
Nesrin resta un instant muette, se demandant si elle avait bien entendu.
- Enfin, ce que vous dites n’a pas de sens ! Finit-elle par s’exclamer, perdue. Mon oncle est décédé d’une attaque cardiaque, tous les médecins qui l’ont examiné l’attestent. Et puis il était si âgé… Qui irait soupçonner un assassinat en retrouvant un vieillard de soixante-quinze ans mort dans son lit ?
Tutku renifla dédaigneusement.
- Gardez-vous bien de juger sur le peu que vous avez appris. Sachez que les blessures les plus mortelles ne sont pas forcément celles qui sont visibles à l’œil nu.
Nesrin plissa le front.
- Expliquez-vous.
- Ce garçon que vous avez vu est bel et bien le responsable de la mort de votre oncle. Seulement si je l’attaquais en justice, on me rirait au nez. Car il n’a pas été assez stupide pour laisser une trace de son acte. Comme vous dites, quand un homme de soixante-quinze ans est retrouvé mort dans son lit, personne ne se pose de questions. Il l’a pourtant tué de la manière la plus cruelle et la plus douloureuse qui existe.
- … Etes-vous seul à le savoir ? demanda la jeune femme après quelques instants. Vous rendez-vous compte que ce que vous dites est grave ?
- Non, je ne suis pas seul. A présent il y a vous. Ce garçon est arrivé un jour voilà déjà un an et a laissé croire à Heydar qu’il parviendrait à retrouver grâce à lui ce qu’il avait perdu et qu’il n’espérait plus revoir un jour : Son inspiration, son génie et surtout une nouvelle preuve qu’il était capable d’amour. J’entends capable d’amour pour un être humain.
- Pourquoi ?
- Parce que jusque là, il n’avait été capable d’aimer qu’une seule fois dans sa vie. C’était il y a trois ans, lorsqu’il a conçu le tableau que vous m’avez décrit. A part cela, il est possible qu’il n’ait aimé personne. Jamais.
- Et vous, il ne vous aimait donc pas ? Pour être capable d’une telle commisération à votre égard, n’a-t-il pas au moins cru que vous seriez capable de lui faire ressentir quelque chose ?
- Il m’appréciait je pense. J’étais un être silencieux qui ne demandait pas beaucoup. Mais ce que vous avez dit est juste, sans doute a-t-il crû « que je serais capable de lui faire ressentir » un sentiment autre que la haine que lui inspirait le genre humain en général. Je crois qu’en réalité cette défaillance du cœur lui a toujours été pénible et qu’il cachait cette douleur derrière cet égoïsme à tout crin qu’on a si souvent vilipendé. Il était très pieux vous savez.
- Non, je l’ignorais. C’est difficile à croire. Il serait donc parvenu à concilier sa foi et son respect de la religion avec la… Quel est le mot… ? ‘L’impiété’ de ses œuvres ?
- Dans la mesure où il n’a jamais éprouvé le moindre remord en peignant, on peut le dire. Mais cela allait plus loin que ça. Allah fut encore plus salutaire pour lui que pour les autres croyants. En l’aimant aussi passionnément qu’il l’a aimé, Heydar se prouvait à lui-même qu’il n’était pas insensible, qu’il était capable d’amour. D’un amour certes éthéré, immatériel, sans surprise et sans fondement mais un amour tout de même.
- Jusqu’où cela allait-il ?
- Quelque soit son activité du moment, il l’interrompait pour faire sa prière quand retentissait l’appel du muezzin de la Mosquée Bleue, cinq fois par jour. Il avait dans son atelier un tableau représentant la Pierre Noire (2) qui indiquait la direction de la Mecque. Il ne toucha jamais à la moindre goutte d’alcool. Il se renseignait toujours sur la manière dont était morte la bête dont il allait consommer la viande (3). Il s’acquittait toujours de la Zakât (4) et du jeûne réglementaire du Ramadan, qu’il lui arrivait même de prolonger…
- Je vois.
- C’était quelque chose d’excessivement important pour lui. Surtout dans les dernières années de sa vie, la vieillesse accentue toujours certains comportements jusqu’à l’absurde. Mais c’était avant la rencontre qu’il fit il y a trois ans de cela.
- Vous voulez dire qu’il n’a pris conscience qu’il pouvait aimer les humains seulement trois ans avant sa mort ?
- Mieux vaut tard que jamais, vous ne croyez pas ?
- Bien sûr mais… Pourtant vous avez laissé entendre hier que de nombreuses personnes lui plaisaient tout de même, puisqu’il échangeait ses services contre des relations sexuelles.
- Ah. Je crains d’avoir parlé un peu vite alors. Ces gens-là furent rares, la plupart du temps il ne couchait pas avec ses modèles, sauf dans certains cas exceptionnels. Je n’ais jamais réussi à savoir si c’était à cause d’une sincère absence de désir physique ou parce qu’il était déjà impuissant à l’époque de notre rencontre.
- Ou peut-être était-ce une certaine forme de respect, de ne pas chercher à assouvir des appétits si vils alors qu’il avait besoin de les transformer en œuvre d’art ? Proposa Nesrin.
L’expression de Tutku montrait un étonnement poli lorsqu’elle croisa son regard, il n’avait visiblement jamais envisagé les choses ainsi.
- Qui sait ? Quoi que cela m’étonnerait sincèrement, vu la manière cavalière dont il se débarrassait d’eux après avoir épuisé leur charme…
Nesrin à l’entente de cette dernière donnée resta pensive et Tutku fit silence, l’observant sans qu’elle ne s’en aperçoive. Un long moment passa ainsi, un moment dont elle se rappellerait juste combien il lui avait été agréable. Surtout lorsqu’un petit vent venu de la mer et amenant une odeur de sel et une poignée de sable fin pénétra la pièce par le puit de lumière au dessus d’eux, venu pour faire murmurer la végétation qui les entourait.
- … Dites-moi Madame Stalter…
- Nesrin.
- Pardon ?
- Appelez-moi Nesrin, simplement.
Tutku parut surpris.
- … Pourquoi pas, après tout…, murmura-t-il. Nesrin donc, qu’est-ce que la sensualité pour vous ?
La jeune femme haussa un sourcil interrogateur.
- Pourquoi cette question ?
- Pourquoi pas ?
Elle réfléchit, ne sentant qu’à peine sur elle le regard de l’ancien homme de main de son oncle.
- La sensualité… ? C’est d’abord plutôt semblable au charme, quelque chose qui n’est pas incompatible avec la laideur physique apparente. La laideur et le charme font parfois bon ménage. J’imagine qu’on la perçoit plutôt dans la manière de bouger, de se tenir, dans la voix, dans le regard peut-être, je ne sais pas… Je ne m’étais jamais posé la question, j’ai vraiment l’impression de raconter n’importe quoi…
- Continuez au lieu de dire cela.
- Bon… C’est à rapprocher de l’érotisme, on éprouve une attirance quasi immédiate et pas uniquement physique pour quelqu’un qui la possède…
Songeant soudain au jeune homme que Tutku avait nommé Ilkin, le présumé meurtrier de son oncle, elle put enfin mettre un mot sur cette alchimie mystérieuse qui avait fait qu’elle avait été incapable pendant de longues minutes de le quitter des yeux.
Comme elle s’était tue, Tutku reprit la parole.
- La conception qu’en avait Heydar n’était pas si différente de la vôtre, si ce n’est qu’elle possédait un sens beaucoup plus profond et un rayonnement plus étendu encore. Bien au-delà du simple domaine érotique. C’était cela qu’il recherchait dans ses œuvres, c’était cela qui lui permettait d’avancer. Comme vous l’avez dit, on peut être beau, beau selon l’angle le plus strict de la beauté canonique, et n’avoir pourtant aucune trace de sensualité. Le contraire est tout aussi vrai. Beaucoup de gens en possèdent mais elle ne forme bien souvent qu’une infime partie de leur être. Elle peut avoir élu domicile dans une partie du corps par exemple. Dans les lèvres, dans les yeux, dans les jambes, dans les mains, dans le bassin aussi, n’importe où. Il suffit alors d’un simple mouvement pour qu’elle se révèle et fascine. Heydar a passé sa vie à la chercher et à la retranscrire sur toile. Pour un seul tableau, il avait toujours besoin de quantité de modèles, dont il ne peignait que la partie qui possédait cette Sensualité, jusqu’à former un corps entier, parfait en quelque sorte puisque puissamment sensuel de bout en bout.
- Voilà pourquoi vous disiez tout à l’heure que bien peu d’entre eux ne purent passer à la postérité comme ils l’espéraient sans doute…, se rappela Nesrin que l’idée séduisait autant qu’elle déroutait.
- Exactement. Car les êtres qui peuvent se vanter de posséder la Sensualité dans son entièreté, dans toute sa complexité et sa complétude… Heydar toute sa vie s’est demandé s’ils existaient vraiment où si c’était une chimère qu’il s’était inventé. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il n’était jamais parvenu à tomber amoureux jusqu’à cette fameuse fois. Il était beaucoup trop exigeant.
- Mais puisqu’il est tombé amoureux, voilà trois ans de ça… Vous voulez dire que ces êtres existent réellement ? Des êtres qui possèdent l’entière Sensualité ?
Nesrin avait du mal à y croire.
Pourtant Tutku hocha la tête.
- Je n’ais rencontré qu’une seule personne qui jouissait de cette qualité rarissime. La personne qui incarnait toutes les aspirations artistiques d’Heydar à elle seule mais également tous ses fantasmes. La seule personne à avoir jamais figuré en entier sur ses toiles.
- Quels étaient ses fantasmes ?
- Voyez-vous, il était pétri de culture occidentale, de littérature particulièrement. Il n’a laissé aucun écrit à la postérité mais Théophile Gautier et Platon entre autres étaient ses maîtres à penser et il les idolâtrait.
- Excusez-moi mais quel rapport… ?
- J’y viens, ne soyez pas impatiente. Connaissez-vous le mythe de l’androgyne platonicien ? Cette idée que les hommes au début des temps étaient heureux car complets, à la fois homme et femme ?
- Bien sûr.
- Et bien voilà. Pour Heydar, perdre son identité sexuelle était sans aucun doute la clef du bonheur totale car la clef de la complétude de l’être dans toute sa dualité. La terre et le ciel, le bien et le mal, l’ange et le démon, le corps et l’esprit, l’homme et la femme, tous réunis comme aux origines en une seule entité, le monde entier concentré en un seul corps. En cela aussi il croyait dur comme fer, tout comme en l’existence de la Sensualité.
- Que vient faire Théophile Gautier dans tout ça ? Demanda Nesrin, intriguée.
- Avez-vous lu Mademoiselle de Maupin ?
- Non.
- Moi non plus. Mais j’ai entendu Heydar lire un extrait de la préface de ce bouquin de si nombreuses fois que je suis capable de vous le réciter de mémoire. Voyons… Ah oui. « L’hermaphrodite est une des plus suaves créations du génie païen. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui n’en forment plus qu’une supérieure à toutes les deux, parce qu’elles se tempèrent et se font valoir réciproquement. Pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, de ces jambes si fines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit l’attribuer à Mercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant du bain ? … Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes : Sur la poitrine potelée et pleine de l’éphèbe s’arrondit avec une grâce étrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bien enveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs d’un jeune garçon ; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et tout l’habitude du corps a quelque chose de nuageux et d’indécis qu’il est impossible de rendre, et dont l’attrait est tout particulier… » (5)
Voilà. C’était d’après Heydar l’exact reflet de ses convictions artistiques profondes.
Nesrin fronça les sourcils.
- Vous voulez dire qu’il a réellement rencontré une personne qui correspondait à cette description ?
- Tout à fait.


Dernière édition par le Sam 7 Avr - 17:04, édité 1 fois
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Kestrel21
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptySam 7 Avr - 13:23

- … On les laisse donc exister dans ce pays ? Partout ailleurs les bébés qui présentent ces caractéristiques sont opérés à la naissance ! Quand ils ne sont pas tout simplement noyés comme des chiots !
- Je ne sais rien de ce qu’à été sa vie avant qu’Heydar ne le rencontre. Tout juste sais-je qu’il a eu la chance d’avoir une mère qui a décidé de son sexe à sa place et l’a élevé comme le plus normal des petits garçons. Il a ainsi été autant que possible protégé des railleries et du regard scrutateur des gens. Reste que malgré cela, il n’a vraisemblablement jamais réussi à s’accepter tel qu’il était. Qui le pourrait ? Admettre de n’être ni homme ni femme mais un obscur quoique harmonieux mélange des deux ? Un être stérile qui mourrait sans descendance ? Il venait de Zonguldak, une obscure petite ville sur les rivages de la mer Noire où on n’avait jamais ne serait-ce que pensé voir sortir un jour d’entre les jambes d’une femme une telle « petite monstruosité ». On y était donc pas préparé, voilà sans doute ce qui l’a sauvé de cette horrible mutilation qui affecte généralement les bébés tels que celui-là.
- Mais qui le prédestinait pourtant sans aucun doute à la mort. Pourquoi d’après vous en a-t-il réchappé ?
Tutku l’observa un bref instant.
- Vous n’avez pas là-dessus une petite idée ?
Il avait au coin des lèvres un petit sourire ironique. Nesrin plissa les yeux.
- Vous croyez donc qu’Elle est perceptible dés la naissance ?
Tutku hocha la tête.
- Quoi d’autre ? Qu’est-ce que cette femme aurait pu ressentir en croisant le regard de son rejeton sinon qu’il était un être béni de Dieu ? Qu’il aurait la chance prodigieuse de posséder ce que nous cherchons tous en vain ? Qui est outre l’hermaphrodisme la Sensualité avec un ‘S’ majuscule ?
- Ne trouvez-vous pas cela un peu gros ?
- Pas du tout. Heydar s’est trompé sur de nombreuses choses c’est vrai mais pour cela, je suis sûr qu’il avait raison.
Nesrin ne se sentait guère convaincue mais Tutku le prendrait sans doute mal si elle le lui faisait savoir. Elle préféra abréger la conversation.
- Est-ce vous qui êtes chargé de la toilette funéraire ?
Tutku hocha la tête.
- Qui d’autre ?
Nesrin pensa à Ilkin mais prit bien garde de ne pas le nommer.
- Je ne pourrais hélas pas assister à l’onction et au dernier habillage mais je vous promets d’être présente au cimetière de Karaca Ahmet dés l’arrivée du cortège, demain.
Quelque chose d’autre la tourmentait mais elle ne savait si le moment était ou non mal choisi pour formuler sa requête.
- … Dites-moi, sera-t-il… Enfin elle… La personne dont vous me parliez sera-t-elle présente demain ?
Tutku l’observa un bref instant, interdit. Puis son regard se voila.
- Oui, il sera là. Je pourrais même vous le présenter.
- Et Ilkin ? Osa-t-elle questionner, consciente de son audace.
La bouche de Tutku se tordit en une grimace.
- Cela je l’ignore…

¤ ¤ ¤ ¤ ¤

- Es-tu sûre de vouloir aller à cet enterrement ? Tu ne penses pas en avoir assez fait comme ça ?
Nesrin sourit devant l’air défait d’Erdmann.
- Tu sais, ce n’est finalement pas tellement pour Heydar… Mais Tutku a promis de me présenter quelqu’un. Quelqu’un qui est très important pour comprendre la personne qu’était réellement mon oncle. Après tout, c’était ce que ma mère voulait.
Un sourire releva le coin gauche de la bouche d’Erdmann.
- J’espère en tout cas que tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je ne t’accompagne pas… Mais les enterrements, ça m’a toujours…
- Oui je sais, moi aussi ça me donne le cafard…, acheva Nesrin en s’asseyant aux côtés de son époux. Je serais idiote de t’en tenir rigueur. Que vas-tu faire pendant ce temps ?
Erdmann haussa les épaules.
- Ne t’inquiète pas, je trouverais de quoi m’occuper. Je pourrais en profiter pour aller voir Sainte Sophie, pourquoi pas…
Nesrin soupira.
- S’il n’y avait pas cette promesse de rencontre, je m’en serais volontiers passé…
- Désolé de te le rappeler mais tu ne peux plus reculer à présent.

¤ ¤ ¤ ¤ ¤

« Je reconnais qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est son prophète. Ô Seigneur puissant et miséricordieux, rend l’entrée de l’enfer illicite pour ce corps… »
Tutku marchait parmi la foule qui suivait le corbillard à petites enjambées rapides. Après l’avoir repéré, ce qui ne fut pas facile, Nesrin se glissa à ses côtés dans le cortège, s’attirant par là même des regards courroucés.
- Vous avez fait vite…, remarqua Tutku sans la regarder. Votre mari n’est pas là ?
- Il a préféré passer son tour…, murmura-t-elle en reprenant son souffle.
« Seigneur, fais lui entendre du bien au paradis… Ô Puissant, Ô Clément… »
Nesrin n’entendait qu’à peine les invocations de l’imam qui précédait le véhicule mortuaire. Elle avait autre chose en tête. Masquée derrière un voile, chose pour elle inhabituelle, elle parcourait le plus discrètement possible la foule des yeux, cherchant sans y croire la personne qu’elle désirait ardemment rencontrer depuis la veille. Mais elle ne vit personne qui correspondait à cette description. Elle ne vit guère plus Ilkin et ne sut pas si elle devait ou non s’en étonner.
Dans le ciel, le soleil au zénith était de plomb et les écrasait littéralement de chaleur. Arrivée devant l’endroit prévu pour l’inhumation de son oncle, on pressa les femmes du cortège de s’éloigner tandis que les hommes, Tutku en tête, descendait dans sa tombe le corps mou recouvert d’un suaire à la désagréable couleur jaunissante. Chacun ensuite se baissa pour ramasser une pelletée de terre mêlée de sable pour la jeter sur le corps et l’ensevelir, tandis que l’imam professait sans qu’elle ne puisse entendre ses mots. Pour finir et une fois la tombe rebouchée, il se tût, ramassa cérémonieusement une pierre préparée à cette occasion pour la poser à l’emplacement de la tête du gisant désormais invisible.
Puis il ordonna d’un geste aux hommes de s’éloigner tandis qu’il procédait à une dernière prière, l’exhortation intime du défunt.
Nesrin remarqua que Tutku ne semblait guère être ému par la cérémonie, son visage demeurait d’une neutralité confondante, bien qu’il soit en sueur à cause de la chaleur et de ses efforts récents.
Chacun de leur côté attendirent patiemment le signal de la fin de la cérémonie. Puis lorsque le cortège se dispersa, il vint à sa rencontre.
- Venez avec moi Nesrin. J’ai quelqu’un à vous présenter.
Elle le suivit dans le cimetière, se demandant où il la menait. A l’exception de la toute récente tombe d’Heydar Berham qui voyait encore se bousculer les derniers hommages, l’endroit était vide, d’un vide qui le rendait inquiétant. Elle continuait de suivre Tutku toujours sans ne rien savoir de ce qu’il avait derrière la tête lorsqu’elle aperçut soudain au milieu de ce désert de mort et de cette marée de tombes une silhouette solitaire vêtue de rouge qui se tenait droite comme un mât de cocagne. Elle fut surprise de voir celui qui l’accompagnait stopper net, comme stupéfait à sa simple vue. Ils continuèrent néanmoins leur marche silencieuse. Au fur et à mesure de leur avancée, les contours du personnage se faisaient plus distincts et Nesrin s’aperçut qu’il leur tournait le dos.
Tutku à chaque pied posé devant l’autre semblait ralentir l’allure, comme s’il voulait à tout prix retarder la rencontre tout en même temps la désirant ardemment. Nesrin calcait la vitesse de sa marche sur lui et finit par avancer à petits pas désespérément lents qui soulevaient à chaque fois un nuage de poussière.
Elle tendait son regard et son esprit vers le corps immobile, se le représentant comme le but ultime à atteindre. Elle s’aperçut bientôt que la couleur rouge de son habit était due au drapeau turc dont il s’était enveloppé, elle distinguait à présent très clairement le croissant de lune blanc et plus loin l’étoile à cinq branches de même teinte, déformée par les plis du tissu.
Tutku à son côté paressait vivre cette découverte de manière beaucoup plus intense.
- … C’est le même, je suis sûr que c’est le même… Regardez, il y a une déchirure béante au milieu du croissant… C’est bien posant avec ce drapeau-ci qu’Heydar avait commencé à le peindre il y a deux semaines…
Il s’arrêta alors, à quelques mètres seulement derrière la silhouette et Nesrin l’imita.
- Je ne m’attendais pas à te trouver ici…, clama alors Tutku d’une voix forte, si soudainement que la jeune femme sursauta.
L’inconnu ne sembla pas surpris outre mesure ou tout du moins rien dans son attitude ne l’indiqua. Après quelques secondes, il se retourna nonchalamment et Nesrin eut un hoquet. C’était Ilkin.
- Que fais-tu là ?
La voix de Tutku était de glace mais les lèvres du jeune homme se retroussèrent. Il semblait prêt à éclater de rire.
- Que crois-tu ? La même chose que toi. Parler, rendre hommage… Je constate de plus que tu es venu élégamment accompagné, remarqua-t-il en posant sur Nesrin ses yeux bruns chauds qui s’éclairèrent d’une lueur appréciatrice. Elle se sentit rougir.
- Je ne t’ais pas vu dans le cortège, continua Tutku comme s’il n’avait rien remarqué. Après tout ce qu’Heydar a fait pour toi, tu aurais au moins pu faire cet effort.
Ilkin détourna le regard en riant. Il semblait trouver cette situation du plus haut comique.
- Tutku, veux-tu bien être sérieux cinq minutes ? Tu penses vraiment que ce qu’il prétend avoir fait pour moi sera à la hauteur de ce qu’il a défait avant ? Crois-tu sincèrement que je vais aller rendre hommage à un homme qui a prétendu « être gentil » avec moi uniquement pour se laver de ses fautes passées ? Ce n’est pas lui que je suis venu voir et pour tout te dire, j’ignorais même que l’enterrement avait lieu aujourd’hui. Quelle ironie tu ne trouves pas ? Siffla-t-il avec cynisme.
Tutku ne répondit rien, à nouveau il semblait avoir perdu les moyens qui lui auraient permis de répliquer. Nesrin se sentait peinée pour lui, surtout qu’il en souffrait visiblement et que cela semblait follement amuser son bourreau.
- De plus, tu ne nous a pas présenté, continua Ilkin comme pour l’achever. Tu m’avais habitué à davantage de savoir-vivre.
Les poings de Tutku frémirent comme s’il rêvait de le frapper.
- Ilkin, je te présente Nesrin Stalter. La nièce de celui dont tu n’as eu aucun remord à piétiner les illusions. Et la vie par la même occasion, asséna-t-il d’une voix faible.
Le jeune homme l’ignora.
- Enchanté mademoiselle. Je suppose à son ton défaitiste que Tutku vous a déjà parlé de moi. Aussi ais-je l’espoir de vous donner une meilleure image de ma personne que celle offerte par ses soins.
- Madame, corrigea Nesrin à nouveau. Contrairement à ce que vous semblez croire, il ne m’a que très peu parlé de vous. Et ce n’était ni en éloge ni en blâme.
Ilkin sembla surpris, à la fois par son audace et par ses mots. Il était probable qu’aucune femme avant elle ne se soit adressée à lui de la sorte. Il se détourna alors et se débarrassa du drapeau dont il s’était enveloppé pour le poser avec cérémonie sur la tombe qui lui faisait face.
- Rendons à César ce qui appartient à César, annonça-t-il, sibyllin. Madame Stalter, je suis ravi de vous avoir rencontré. J’espère sincèrement que nos chemins se recroiseront.
Son regard se détourna un bref instant vers Tutku avant de revenir sur elle.
- Car sachez que si vous voulez réellement savoir quel homme était votre oncle, il ne suffit pas d’un seul point de vue. Surtout si c’est celui d’une personne qui l’idolâtrait, tout est automatiquement faussé.
Il s’était déjà éloigné de quelques pas lorsque, comme pris d’une inspiration soudaine, il lança à la cantonade :
- Au fait Tutku, même si Heydar n’est plus là pour t’y forcer, j’espère te voir à la Mosquée de Soliman le mois prochain…
Tutku le fusilla du regard mais il s’en allait déjà et Nesrin se surprit à le fixer jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Secouant la tête comme pour sortir d’un rêve, elle s’aperçut que Tutku scrutait toujours avec hébétude l’endroit où le jeune homme s’était évanoui.
- Que va-t-il se passer à la Mosquée de Soliman ? Demanda Nesrin pour le faire sortir de sa transe.
Tutku en se retournant vers elle essaya de se composer une expression neutre mais son visage s’était défait.
- Le mois prochain, Ilkin épouse la fille d’un riche négociant. Ils sont fiancés depuis à peine une semaine.
- Cela vous attriste tant que ça… ? Osa murmurer Nesrin avec le sentiment qu’elle entrait dans un jeu dangereux.
Tutku la fit taire d’une voix rude.
- Taisez-vous tout de suite ou je ne réponds plus de mes actes…
Disant cela, il se baissa soudain et attrapa un pan du drapeau turc qui gisait sur le sol.
- Maintenant ça ne sert plus à rien de vous faire attendre et espérer...
Il tira dessus rageusement et le drapeau en soulevant un nuage de poussière révéla la petite tombe sobre qu’il masquait.
- La voilà la personne que vous espériez rencontrer, la seule et unique personne qu’Heydar ait jamais vraiment aimé. « Evren Kadri ; 1974 Zonguldak – 1998 Istanbul », récita-t-il hargneusement.
Nesrin écarquilla les yeux et fixa longuement Tutku, comme pour s’assurer qu’il ne se moquait pas. Mais il était parfaitement sérieux.
- … Pourquoi ?
Ce fut le seul son qu’elle parvint à émettre. Tutku tapa du pied, impatient.
- Pourquoi quoi ? Explicitez-vous au lieu de rester bêtement bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau !
Mais Nesrin ne parvenait pas à s’expliquer à elle-même ce qu’elle ressentait à la vue de cette tombe si commune et si laide. Un obscur mélange d’incompréhension, de dégoût, de tristesse, de désarroi et de révolte. Sans répondre, elle s’agenouilla prés du monticule, effleura à peine la pierre posée pour marquer l’emplacement de la tête du défunt puis débarrassa la petite plaque de bronze du sable qui la recouvrait.
« Evren Kadri ; 1974 Zonguldak – 1998 Istanbul » fut effectivement ce qu’elle décrypta. Il était mort à vingt-quatre ans, comme l’éternel enfant androgyne qu’il avait sans doute toujours été.
Une seule chose lui vint à l’esprit alors qu’elle fixait sans pouvoir s’en détacher la petite plaque commémorative. « Evren » en turc signifiait « cosmos » ou « univers ».
En plus d’être mixte, il ne faisait à présent aucun doute pour elle que ce prénom exprimait tout à fait la réalité des choses…


A suivre…


Commentaires ?



Notes :

(1) Le quartier le plus chic d’Istanbul.
(2) Selon la tradition, c’est une météorite offerte à Abraham par l’ange Gabriel. Elle est enchâssée dans la Kaaba, bâtiment en forme de cube vide construit au centre de la cour de la mosquée de la Mecque. Les pèlerins doivent tourner sept fois autour d’elle dans le sens des aiguilles d’une montre tout en se recueillant.
(3) Le Coran interdit aux musulmans de consommer une bête qui serait morte de « mort naturelle », c’est-à-dire sans que l’homme soit intervenu pour la chasser ou l’immoler.
(4) « L’aumône légale » qui est sensée prouver la solidarité que l’on doit à une personne faisant partie de la communauté musulmane (lorsqu’on en fait soi-même partie bien sûr).
(5) Préface de Mademoiselle de Maupin, donc, du bien nommé Gautier.
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meno-chan
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptySam 7 Avr - 21:23

je crois si je ne me trompe pas que c'est la premiere fic que tu as ecrit que je lis. Enfin le mot roman ou nouvelle conviendrait mieux, deja par la longeur du chapitre ^^ et puis pour le style. C'est tres agreable à lire et très prenant.
Enfin en gros (je vais pas m'etendre en mots confus) c'est tres bien, la suite ?

(rajouté au listing ^^)
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El Wap
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyDim 8 Avr - 17:05

Tes fics sont toujours aussi imprégnées de la mentalité et de la culture dominante de la société dans laquelle tu places tes histoires. Tu dois à chaque fois faire un travail assez intéressant pour amasser toutes les infos dont tu as besoin. J'aime bien lire tes fics pour ce côté réaliste et instructif.

Continue.
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyDim 8 Avr - 19:01

Contente de voir que ce début semble vous plaire à toutes les deux! J'ai pas mal hésité avant de le publier mais vous m'avez donné du punch! Je pense que le prochain chapitre arrivera bientôt (mais je ne veux pas m'avancer!)
en espérant que la suite vous plaira tout autant!
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyJeu 31 Mai - 22:19

Titre : The boy with the Turkish flag – Chapitre II
Auteur : Kestrel21
Genre : Souvenirs dialogués, considérations philosophico-esthétiques de bas étage, un peu de yaoï mentionné…
Disclaimer : Tout ça est à moi. Non mais.

¤ ¤ ¤ ¤ ¤

Nesrin ne chercha pas à revoir Tutku durant plus de trois jours et celui-ci, bien qu’en possession de ses coordonnées, n’essaya pas de la joindre.
Erdmann de son côté ne posa pas de questions même en constatant l’état de bouleversement de son épouse lorsqu’elle le rejoignit à son retour du cimetière de Karaca Ahmet. Elle qui jusqu’à présent lui avait chaque jour fait un compte-rendu détaillé de l’avancée de son enquête, elle resta ce soir-là muette sur ce qu’elle avait appris. Il ne chercha pas à lui forcer la main, ce n’était pas son genre, il était là dans le rôle de celui qui enregistrait et prêtait une oreille attentive à cette histoire qui ne le concernait que dans la mesure où elle concernait Nesrin.
Rien de plus.
La jeune femme quant à elle réfléchissait aux raisons de son propre trouble. Pourquoi donc la vue de la tombe d’Evren Kadri l’avait-elle à ce point secoué ? Elle ne connaissait l’existence de cette personne que depuis à peine deux jours et voilà que lui venait le besoin de le pleurer comme un vieil ami, de faire son deuil de celui qui avait été le modèle privilégié de feu son oncle. Elle ne parvenait pas à expliquer un tel excès de sensibilité mais savait pourtant au fond que plus rien désormais ne serait comme avant.
Elle avait au début l’intention trouble de quitter la Turquie sans même revoir Tutku et de lui envoyer une sobre lettre de remerciements une fois de retour à Brême. Sans doute espérait-elle qu’un retour en Allemagne, à des états d’esprit rassurants qu’elle connaissait, lui permettrait de retrouver ce qu’elle considérait chez elle comme une qualité, cette stabilité émotionnelle à l’épreuve des balles, solide…
Si solide qu’elle avait volé en éclat à la vue de l’inscription qui ornait la tombe, ensevelie sous le drapeau turc.
Mais plus le temps passait, plus elle doutait du bien-fondé de cette décision prise sur un coup de tête. Erdmann était pour beaucoup dans ce renversement de situation. Sans rien dire, surtout sans ne poser aucune question, rien qu’en la regardant, il parvenait à lui faire entendre ce qu’elle désirait vraiment.
Voilà pourquoi après trois jours de réflexion et d’incertitude, elle se rendit de nouveau à la maison de Beyoglu.
Cette fois convaincue que c’était là que se trouvait la véritable solution.

¤ ¤ ¤ ¤ ¤

- Je ne m’attendais pas à ce que la vue de cette tombe vous fasse un tel effet ! s’exclama Tutku, un brin moqueur, lorsqu’elle se présenta face à lui.
Nesrin eut un faible sourire mais ne parvenait pas même avec un effort à en rire. Elle se sentait d’humeur revêche et ne répondit pas. Ce qui sembla mettre le petit homme mal à l’aise.
- Vous savez, je pensais en réalité que vous ne viendriez plus. Je crois que je commence à prendre goût à votre compagnie Nesrin. Ou bien est-ce le fait de dévoiler si soudainement ce que je n’avais avant jamais évoqué à qui que se soit, ce que j’avais même envisagé emporter dans ma tombe.
Nesrin qui avait détourné le regard avec agacement le ramena sur le petit homme, surprise par ce brusque changement d’attitude.
- Ce que vous cachez va finir par me faire peur, prévint-elle. Cela semble tellement vous peser…
Tutku qui s’étant retourné fixait le mur recouvert de plantes grimpantes comme s’il y trouvait un brusque intérêt, se retourna vers elle, comme interdit à l’entente de ces mots.
- Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ?
Nesrin haussa les épaules.
- Votre attitude, avec Ilkin surtout… Mais aussi cette propension à vous confier… Voir même à mener la conversation. Je vois bien que vous avez besoin de parler. Les secrets sont des poisons.
Tutku plissa le nez, à la fois vexé et gêné.
- Je vous signale au cas où vous l’auriez oublié que je ne vous ais pas abordé au hasard dans la rue pour vous forcer à m’écouter raconter ma vie !
Nesrin s’apprêtait à lancer une réplique cinglante mais elle ne désirait pas s’attirer l’acrimonie du petit homme plus que nécessaire.
- Ce n’était pas mon but de vous embarrasser…
Elle voulut ajouter quelque chose mais Tutku la coupa.
- Ce n’est rien, oubliez ça. Dites-moi plutôt la raison de votre retour. Puisque je me doute que ce n’est pas pour le plaisir de ma compagnie.
Il n’y avait dans sa voix aucune trace de mépris ou de sarcasme, aussi la jeune femme répondit-elle à l’invitation sans y réfléchir davantage.
- Qu’est-il arrivé à Evren ?
Tutku soupira, plia les jambes et s’assit en tailleur à même le sol.
- Que voulez-vous savoir au juste ? Ce qui l’a conduit à Istanbul, à Heydar ? Ou au cimetière ?
Il y avait dans sa voix une certaine amertume.
- Tout ce qu’il vous sera possible de me dire.
- Vous n’en manquez pas une… Mais si vous y tenez vraiment, je vais essayer la linéarité des évènements parce que réellement, je ne sais par où commencer. Les quatre années précédentes furent sans aucun doute les plus riches de ma vie. Et tandis que ce passé m’échappe, le présent se transforme en vide. Quant à l’avenir, je commence honnêtement à douter son existence. C’est étrange mais en vous parlant, j’ai l’impression que ce passé me fuit moins vite que prévu, qu’à ma manière, je le cristallise. C’est une sensation assez agréable, au moins me reste-t-il ça.
Bien qu’il l’évoqua dans ses propos, Tutku semblait avoir soudain oublié la présence de Nesrin. Il gardait les yeux levés vers le ciel qu’il apercevait à travers l’ouverture du toit, bleu profond et dépourvu de nuages.
- Evren est arrivé à Istanbul en 1997, pour des raisons qui me sont inconnues. Je m’en remets à l’appel de la capitale, à l’espoir de trouver du travail et une vie meilleure que celle qu’il avait vraisemblablement connu jusque-là. Sa rencontre avec Heydar fut un jeu de circonstances. D’après ce que je sais, Evren alla d’abord se présenter chez un ancien ami de son père, qui une fois qu’il lui eut décliné son identité, accepta de l’accueillir chez lui. Il y resta vraisemblablement très peu de temps avant que cet homme ne le présente à un de ses amis, médecin reconnu qui fut tout de suite très intéressé par son cas. Qui lui promis même je crois une opération pour le rendre définitivement mâle s’il parvenait à réunir assez d’argent pour cela.
- Je ne pensais pas cela possible après la puberté pourtant…, objecta Nesrin.
- Sans doute que si apparemment, j’ai connu cet homme et il n’était pas du genre à faire des promesses fallacieuses. Et c’est là que le hasard fit bien, ou terriblement mal, les choses. Heydar à cette époque se faisait soigner pour une arthrite sans gravité par ce même homme, qui venait très souvent dans cette maison. Si souvent qu’Heydar finit je crois par presque l’apprécier. Il lui évoquait parfois ses tableaux, ses recherches, ces problèmes d’alors. Le médecin, qui se nommait Coskun Havva, se confiait lui aussi en retour. C’est ainsi qu’il finit par en venir par hasard à Evren et lorsqu’il évoqua la malformation dont il était la victime, je vis Heydar changer de figure. Il le pressa de questions, lui demandant des détails, des détails, toujours des détails. Mais pas forcément des détails médicaux comme vous pouvez l’imaginer, il réclama d’abondantes descriptions physiques, ce que cet inconnu avait confié de lui-même, en un mot tout ce qu’il était susceptible de lui révéler. Coskun Havva qui ne s’était pas attendu à un tel enthousiasme de ce patient si aigri habituellement, n’osait trop au départ répondre à ces questions souvent très indiscrètes, en vertu je crois du secret professionnel, comme si c’était là la seule manière qu’il ait trouvé pour se protéger.
Je me souviens qu’Heydar n’en dormait plus et qu’il perdit l’inspiration en même temps que le sommeil. Il remisa au placard le dernier tableau qu’il avait commencé, renvoya sans ménagement la jeune fille dont il avait commencé à peindre le buste et se réfugia dans un mutisme inquiétant. Dont il ne sortait qu’irrégulièrement, pour faire les suppositions les plus folles. Il en venait à se demander si ce n’était pas l’ange qu’il avait toujours attendu, enfin venu lui donner de quoi réaliser ce grand œuvre à laquelle il aspirait depuis toujours.
D’autant qu’une fois enfin mis en confiance, le médecin se révéla prolixe quant à la description physique d’Evren, il avait fini par céder et avait abondamment vanté ses charmes. Il évoquait même de plus en plus volontiers cette beauté qu’il qualifiait lui-même de « si mystérieusement attirante » sans pouvoir bien sûr mettre un mot sur ce qu’il éprouvait. Mais pour Heydar, ça ne faisait plus aucun doute. En plus d’être dépossédé d’identité sexuelle, Evren possédait visiblement cette Sensualité que lui-même recherchait si ardemment. Et pourtant, il ne pouvait alors deviner jusqu’à quel point. Mais il n’y avait pas que cela, le comportement du médecin au fil des jours devenait de plus en plus éloquent. Imaginez Nesrin, cet homme de science que j’avais toujours connu comme ennuyeux et pisse-froid, tellement plus sensible à la beauté d’une analyse d’urine qu’à celle d’un coucher de soleil, je l’observais de loin s’échauffer et se passionner à parler d’Evren, dont il était vraisemblablement devenu assez proche. Les incessantes questions d’Heydar devaient certainement frapper juste, elles n’étaient pas hasardeuses et devaient lui faire prendre conscience de ce qu’il ressentait. Je me souviens qu’il finissait toujours par repartir d’ici courbé et rouge, comme si lui venaient soudain à l’esprit des images réprouvées par la morale. Puis il espaça ses visites, celles-ci se réduisant finalement à une brève auscultation et l’assurance qu’il était sur la voie de la guérison. Puis il repartait le plus vite possible comme si il craignait les questions après s’être tant passionné pour elles. Heydar après son départ m’observait toujours en coin et m’assurait qu’il voyait clair dans son jeu. Mais lui aussi doutait. Pourtant, après avoir tant fantasmé sur cet être qu’il ne connaissait que par les paroles de son médecin de confiance, la réaction la plus logique eut été de désirer le rencontrer.
- Vous voulez dire qu’il ne le désirait pas ?
Le ton de Nesrin était interloqué. Tutku hocha la tête, avec neutralité, comme si cela allait de soi.
- Et bien non. Enfin si, il désirait ardemment cette rencontre et son impatience n’avait d’égale que sa terreur de la voir se produire. Il avait déjà le sentiment que sa vie allait en être bouleversée et n’était pas sûr de pouvoir le supporter. Souvenez-vous qu’il avait déjà plus de soixante-dix ans et les grands chambardements n’étaient plus de son âge. Mais il finit par prendre sa décision et profita d’une désormais rare visite de Coskun Havva pour lui demander de but en blanc de lui arranger une rencontre avec Evren. Ce n’était alors déjà plus une prière mais un ordre. Pourtant Havva refusa. Mieux, il inventa toutes les excuses possibles pour différer sa réponse jusqu’à ce qu’il puisse prendre la fuite. Mais il en fallait plus pour décourager Heydar. A partir de ce moment, il n’eut de cesse de le harceler, d’abord par téléphone, ensuite en lui envoyant des pots-de-vin par la poste. Puis comme il ne répondait toujours pas, des menaces. Nous ne le revîmes plus chez nous.
- Qu’avait-il apprit de mon oncle pour lui opposer un refus aussi catégorique ?
Tutku eut un petit rire à l’entente de cette question.
- Sans doute ce que je qualifiais en esprit le « cannibalisme » d’Heydar, cette propension qu’il avait à… Comment dire ? A ingurgiter la beauté et la Sensualité pour ensuite la régurgiter sur toile et se débarrasser sur un coup de tête du cadavre désormais vidé de sa substance, si je puis me permettre cette métaphore digestive. En d’autres mots, la manière dont Heydar traitait les modèles qu’il abandonnait ensuite à leur sort, c’est-à-dire trop souvent à leur pauvreté, à leurs conditions de prostituées ou de sans-abri ; et cela aussi soudainement qu’il leur avait manifesté de l’intérêt. Je ne pouvais que comprendre la réaction de Coskun Havva. Car il voulait non seulement épargner à Evren ce sort cruel mais aussi l’empêcher de le quitter au moment où il se découvrait puissamment dépendant de lui. Comme, je suppose, on pouvait l’être d’une drogue dure.
- Heydar n’avait donc aucun scrupule à faire souffrir ce pauvre homme en le harcelant de cette manière ?
Tutku secoua la tête.
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyJeu 31 Mai - 22:20

- Pas le moindre. Comprenez bien que maintenant qu’il avait pris sa décision, rien ne pouvait l’en faire dévier. De plus, je crois même qu’il prenait un plaisir sadique plaisir à le torturer ; en y repensant avec le recul, j’en suis sûr. Car il aurait très bien pu me demander d’enquêter pour trouver Evren par ses propres moyens. Puisqu’il ne l’a pas fait, c’est qu’il est fort probable que c’était parce que les réactions du docteur Havva l’amusaient finalement bien plus qu’il n’aurait pu le prévoir. Mais il ne l’aurait jamais avoué de vive voix, bien sûr.
- … Donc si je comprends bien, ce Coskun Havva a fini par ployer ? D’après ce que vous m’en avez dit, il ne semblait pourtant pas prêt à céder.
- Effectivement, je ne sais pas vraiment ce qui le fit changer d’avis. Quoi qu’il en soit, Heydar reçut un matin un encart l’invitant à se rendre au cabinet du docteur Havva, dans le quartier de Samatya. Pour lui qui depuis des années n’était plus sorti de chez lui, cela se révéla une aventure mais il était plus déterminé que jamais. C’est là qu’il pu enfin rencontrer Evren. Dans la salle d’attente d’un cabinet médical.
- Très romantique.
- N’est-ce pas ? La salle d’attente du cabinet du docteur Havva donc, en présence de celui-ci, qui se tenait en retrait, derrière Evren, sans oser nous regarder en face, Heydar et moi. Heydar ne s’en aperçut probablement pas mais il était visiblement tout aussi furibond que désespéré. Lorsque plusieurs fois il m’arriva de croiser son regard, il me sembla qu’il m’appelait à l’aide, comme si j’avais le pouvoir d’empêcher Heydar de chercher à emmener Evren avec lui. Le docteur Havva semblait malade de haine et je ne pouvais que le comprendre. Il sentait déjà Evren s’échapper alors que lui-même venait tout juste de comprendre qu’il aurait pu être à lui. Pour cet homme bientôt quinquagénaire qui toute sa vie ne s’était consacré qu’au travail, le choc de voir irrémédiablement s’en aller ce corps qu’il s’était surpris de désirer dû être terrible.
Tutku se tût un bref instant, comme s’il réfléchissait à un moyen de ménager la mémoire de Coskun Havva.
- Et… Comment dire ? Evren était-il tel que mon oncle l’avait imaginé ? Risqua prudemment Nesrin.
Tutku eut un inaudible soupir.
- Tel qu’il se l’était imaginé ? Je crois que même Heydar n’avait pas une imagination suffisamment fertile pour se préparer à ce qu’il allait découvrir. La preuve, c’est qu’en apercevant Evren, il fut frappé de mutisme, il ne pouvait vraisemblablement rien faire d’autre que le regarder, sans rien dire, sans même bouger un muscle. Au point que tout le monde s’en sente mal à l’aise, Evren surtout, vu que la politesse le forçait à attendre qu’Heydar parle le premier. Et heureusement il finit par prendre la parole. Vous savez ce qu’il lui dit ?
- Je crois en avoir une petite idée…

« - … J’aimerais vous peindre.
En laissant échapper ces mots d’une voix désagréablement rauque, le vieillard sembla enfin quitter sa transe. Derrière lui, Tutku roula des yeux, désespéré devant cette incapacité à différer son impatience.
Mais en réalité, il n’était même plus question à ce stade d’avoir ou non su attendre, il avait tout simplement été vital pour Heydar de prononcer ces mots, comme si c’était l’unique moyen d’exprimer au plus prés ce qu’il venait de ressentir.
Evren lui resta interdit face à cette entrée en matière pour le moins cavalière et ne répondit rien. Derrière lui, Coskun Havva avait fermé les yeux.
Un silence plus tendu encore que le précédent s’installa. Tous les regards, toutes les attentions étaient portés sur Evren, qui finit par s’agiter, mal à l’aise.
Tutku comme tous les autres avait beaucoup de mal à détacher son regard de lui. Après avoir supporté les crises de doute et d’impatience d’Heydar pendant prés de deux mois, il avait été finalement extrêmement curieux à l’idée de rencontrer ce « jeune homme » qui en si peu de temps avait mis à genoux sans même s’en apercevoir le si prude docteur Havva.
Evren était vêtu à la manière d’un homme mais tout dans sa morphologie l’empêchait de faire illusion quant à sa nature véritable. Il portait ses cheveux noirs très courts, presque ras, quelque chose dans la couleur de ses yeux, inhabituelle sous ces latitudes, fit s’interroger Tutku quant à une parenté possible en Europe même si les traits de son visage restaient assez arabisés.
La longue tunique qu’il portait, d’un bleu terne et très ample, empêchait d’avoir un aperçu de ses formes.
Beau ? Difficile à dire. Ses traits étaient si complexes, ce métissage des deux sexes se lisait tant sur sa face qu’il demeurait impossible à cataloguer. Des traits anguleux et une mâchoire assez forte, masculine à n’en pas douter, se mêlaient sur son visage à une peau lisse qui laissait supposer qu’il n’avait jamais touché le moindre rasoir, tout en encadrant des joues et des lèvres pleines, si féminines dans leur rondeur et leur gracilité.
« Nuageux ». Ce mot de Gautier était probablement celui qui le décrivait le mieux.
Tout dans son aspect obscurcissait la pensée, qui ne laissait voir qu’une absence de repères déstabilisante et, à terme, paralysante.
Paralysée, c’était ce qu’était la situation alors. Tutku à ce moment était sans doute le seul à avoir les idées claires sur les enjeux qu’entraînerait la réponse d’Evren. Il n’était lui dominé par aucune forme de passion ou de crainte, sinon celle, mineure, de la réaction d’Heydar face à un possible refus.
Le silence semblait prêt à se prolonger jusqu’à l’absurde, il fallait que quelqu’un le brisât rapidement car Tutku sentait déjà la colère monter à la tête de son acariâtre bienfaiteur mais celui qui parlât ne fut pas celui qu’on attendait.
- … Je crois que maintenant, vous devez partir Heydar ! s’exclama soudain Coskun Havva avec dans ses yeux une sombre jubilation tandis qu’il s’avançait pour se mettre entre le peintre et son protégé. Ce silence est pour moi suffisamment éloquent, il est clair maintenant que notre jeune ami a refusé votre… !
Evren alors abattit brusquement sa main sur l’épaule du médecin, comme agacé par son attitude même si, depuis la demande d’Heydar, son expression n’avait pas varié d’un iota.
Le docteur Havva se figea puis se retourna lentement vers lui, son visage exprimant la crainte de ce que ce geste signifiait mais aussi une sorte de ravissement et d’incrédulité, comme si c’était la première fois qu’Evren le touchait de son plein gré et qu’il s’en trouvait exceptionnellement ému.
- Ne parlez pas à ma place, je vous prie, mit en garde le jeune hermaphrodite sans méchanceté. Monsieur Behram, j’accepte votre proposition.
Tutku se tint prêt à soutenir Heydar comme s’il craignait de le voir défaillir de joie.
- … A une condition cependant… »

- Laquelle était-ce ? Demanda Nesrin, saisie.
Tutku soupira brièvement.
- Il désirait être payé. Ce qui m’a surpris sur le moment mais qui était finalement très logique vu son état d’esprit d’alors. N’oubliez pas que le docteur Havva lui avait promis une opération pour lui donner un sexe unique s’il parvenait à réunir assez d’argent pour cela. Sans doute a-t-il senti dés le premier instant qu’Heydar serait prêt à faire n’importe quoi pour arriver à ses fins. Peut-être Coskun Havva avait-il évoqué avec lui l’excentricité de votre oncle, allez savoir. Quoi qu’il en soit, Evren avait accepté. Il est possible que jamais rien n’ait rendu Heydar plus heureux.
Tutku fit silence un bref instant, les yeux fermés en signe de concentration, comme s’il essayait de rassembler ses souvenirs.
- Il s’installa donc chez vous ? En conclut Nesrin.
- Dés le lendemain, acquiesça Tutku. Heydar avait été fermement saisi par les capricieux ciseaux de l’inspiration et il lui fallait commencer tout de suite sinon plus personne ne répondait de rien. Voilà bien une chose que je ne supportais pas chez lui, cette propension à arrêter les frontières du monde à son propre nombril. Mais après tout, il faut croire qu’on pardonne beaucoup de choses aux artistes… Et puis, étonnement… Ou en tout cas cela m’étonna sur le moment, quelque chose avait changé en lui et je fus je pense le seul à m’en apercevoir. En pareil cas, l’habitude d’Heydar était de tirer ses modèles du lit à des heures indues et de les maintenir prisonniers jusqu’à la crampe tant qu’il n’était pas satisfait de son propre travail. Mais là… Je n’en crus pas mes yeux, il différa son impatience jusqu’à ce qu’Evren se lève lui-même. Ce qui heureusement ne tarda pas. Ensuite il lui expliqua ce qu’il attendait de lui avec un calme et une patience que je ne lui avais jamais connu. Evren commença par se plier à chacune de ses directives mais changea de figure lorsque Heydar exigea qu’il soit nu. Heydar le remarqua et déploya des trésors d’imagination pour le convaincre. Dans les premiers temps, ça ne suffit pas, Evren refusait catégoriquement et je sentais Heydar perdre progressivement et dangereusement cette patience pourtant si nouvellement et mystérieusement acquise.
- L’argent n’était donc pas une motivation suffisante…
- Et bien non, figurez-vous. Moi aussi cela me surprit, surtout que j’avais pris l’habitude de modèles tous plus vénales les uns que les autres et leur servilité n’avait d’égal que leur désir de gloire et de richesse. Mais pas lui, ce petit était plus coriace qu’il en avait l’air. Mais il faut que vous compreniez qu’il avait déjà tant souffert de son aspect qu’il n’osait même plus se contempler dans une glace. Alors imaginez, se voir ainsi sur une toile, exposé aux regards de tous… Je comprends qu’il lui ait fallu un temps d’adaptation. Et une vision neuve et déconnectée de tout ce qu’il connaissait… que soit dit en passant, Heydar était probablement le seul à pouvoir lui donner.
Nesrin réfléchissait.
- Cela ne fut-il pas salutaire pour lui, de voir quelqu’un comme Heydar fasciné par ce que lui avait toujours haï et vu comme une tare monstrueuse ?
Tutku la regarda fixement. Puis un petit sourire éclaira son visage.
- En effet. Je crois avec le recul que ces deux-là se sont finalement trouvés et accordés le mieux du monde. Chacun incarnait ce dont l’autre avait le plus besoin, dans une certaine mesure. Heydar avait désormais la figure, la muse idéale à laquelle vouer son art, l’expression terrestre de tout ce qu’il recherchait et mieux encore, une personne pour laquelle il se découvrit non pas de l’amour mais de l’adoration. Quant à Evren…
Il se tut un bref instant, inspira bruyamment.
- … Quant à Evren, je l’ais beaucoup observé durant ce temps qu’il passa prés de moi. Pouvais-je faire autrement ? Car même si je n’ais jamais réussi à savoir avec certitude si ou non il possédait une réelle beauté… Je vous l’ais dis, il ne possédait pas la Sensualité, il était la Sensualité ! … Chaque fois que je le voyais, que je le croisais, que j’assistais aux séances de pose… Il m’arrivait d’être pris d’une telle hébétude que j’avais l’impression d’avoir bu. Mais je n’en fus cependant pas aussi étourdi qu’Heydar. Puisque c’était vraisemblablement impossible, notre étourdissement n’atteignait pas le même degré, le sien fut trop fort pour même l’imaginer.
- Pardon de vous posez cette question, ne vous sentez pas obliger d’y répondre…, commença alors Nesrin avec hésitation.
- Je crois deviner ce que vous voulez savoir. Mais demandez toujours.
- L’avez-vous désiré ?
Tutku haussa les épaules et détourna la tête, posa son poing fermé contre sa bouche.
Il toussota.
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyJeu 31 Mai - 22:20

- Très honnêtement je ne sais pas. C’est vrai qu’il était difficile de ne pas y penser, surtout pour moi qui finit par le voir nu aussi souvent et dans des positions qui avaient de quoi faire rêver… Ne m’en voulez pas, je ne saurais en être vraiment sûr.
- Ce n’est rien, j’ai été indiscrète. Mais vous aviez commencé à parler de ce qui avait changé en Evren après sa rencontre avec mon oncle.
- … En effet. Comme vous l’avez signalé avec justesse, il est certain qu’Evren avait besoin de quelqu’un comme Heydar pour s’accepter tel qu’il était. D’ailleurs après un certain temps, il ne parla plus d’opération. Votre oncle s’était apparemment chargé de l’en dissuader. Un soir, bien après son arrivée, je le surpris même en train de se regarder dans une glace, avec sur ses traits la même expression que l’enfant découvrant soudain que cette personne de l’autre côté du miroir est en réalité lui-même. A la fois étonné et naïvement surpris. Il avait appris grâce à Heydar et ses tableaux à reconsidérer autrement ce corps qu’il avait toujours jugé hideux, la présence si dérangeante sur un même organisme d’un sexe imberbe de petit garçon et d’un vagin non fonctionnel, de ces seins minuscules arrêtés dans leur développement sur ce torse sec… Tout ce qui faisait qu’il était lui, il semblait en entrevoir désormais la beauté particulière, si loin de celle dont on nous assène toujours les mêmes représentations. Et croyez-moi si vous le voulez, c’est cet amour de soi qu’Heydar a su cultiver en lui qui lui a permis de répondre à ses attentes. Je veux dire à ses attentes artistiques bien entendu. Cette Sensualité, que sa honte de lui-même avait toujours empêché de s’épanouir pleinement, se révéla au grand jour grâce à cela. Si le tableau que vous m’avez décrit l’autre jour est bien celui auquel je pense, elle n’affleurait encore qu’à peine… Mais laissait déjà tant présager…
- Combien de tableaux a-t-il peint avec Evren comme modèle ? Demanda Nesrin.
Tutku fit mine de compter sur ses doigts puis laissa retomber mollement ses bras.
- Je n’en sais trop rien. Tellement… Ne sont exposés qu’une infime partie de ceux qu’il a réalisé durant cette période, la plupart dorment encore dans son atelier mais plus personne ne l’a ouvert depuis sa mort. Et je ne compte même pas les dessins au fusain, à l’encre de Chine, à la sanguine, les croquis, les esquisses de mouvement. Car n’allez pas croire qu’il ne le peignait que nu non plus ! Il prit l’habitude à l’arrivée d’Evren d’avoir toujours un carnet sur lui et il saisissait au vol un mouvement, une expression, une attitude, ce qu’il n’avait vraisemblablement jamais fait de sa vie. Il eut au début d’ailleurs un peu de mal malgré son don pour le dessin mais cela passa vite. Je le voyais gribouiller sans cesse et de plus en plus rageusement, comme s’il était devenait incapable de quitter Evren des yeux, ne serait-ce qu’un instant. Comme si en le dessinant, il pouvait se rassasier de cette sensualité qu’il avait alors l’illusion de connaître jusqu’au bout des ongles, d’en appréhender toute la complexité. Et puis surtout, lorsqu’il le peignait ou le dessinait, il avait l’illusion qu’Evren était à lui et cela le transportait. Jamais je ne l’ais vu peindre avec une telle hargne et une telle frénésie que durant cette période, aussi intense qu’elle fut courte.
- Mais même vous vous n’osez plus pénétrer dans son atelier ? S’interrogea Nesrin, intriguée.
Tutku parut surpris par cette remarque.
- Pourquoi le ferais-je ?
- Je ne sais pas, pour vous souvenir peut-être…
- Et si je n’avais pas envie de me souvenir ? Savez-vous que c’est dans cet atelier que je l’ais retrouvé mort ?!
Nesrin se tût, affligée.
- Non, je l’ignorais. Mais vous ne pensez pas que cela pourrait intéresser des collectionneurs, des musées ?
- Et disperser encore plus la mémoire du seul amour de votre oncle ? Non merci, ces vautours en ont bien assez comme ça, même s’ils ne semblent jamais rassasiés.
Nesrin baissa les yeux.
- Comment est considérée son œuvre ici ? Je suppose que son succès n’est pas aussi assuré qu’en Europe…
Tutku renifla dédaigneusement.
- Vous supposez bien. En vérité, il est du meilleur goût pour les nouveaux riches de posséder chez soi un tableau d’Heydar Behram, ne serait-ce que pour prouver que l’on est large d’esprit. Sinon, son statut est toujours très incertain. Je vais vous raconter une anecdote qui pourra vous éclairez si vous le voulez.
- Allez-y.
- Il y a deux ans, l’un des portraits qu’avait fait Heydar d’Evren fut acheté par le musée Santral. Il refusa d’assister à la cérémonie de dévoilement mais m’y avait envoyé en qualité de témoin. Le tableau était intitulé « Le garçon au drapeau Turc », ce qui était déjà en soi une provocation. Tiens, ce même drapeau turc qu’Ilkin a jeté sur sa tombe il y a trois jours…
A la mention d’Ilkin, son visage se durcit notablement.
- C’était l’adjoint du maire de l’époque qui était chargé de découvrir le tableau à l’emplacement qui serait le sien. Et bien au moment où il l’a aperçu, il est entré en érection et pas une seule personne dans le public n’a pu l’ignorer. Le pauvre a eut l’obligation de sauver les apparences quelques instants de plus mais il a dû partir précipitamment pour cacher son émotion et la cérémonie a tourné court. Je crois que je fus le seul à juger ça drôle. Cet épisode ne fut pas ébruité comme je l’avais d’abord crû, on en entendit plus parler. Du tableau non plus d’ailleurs, je crois même qu’il a été d’office remisé aux réserves du musée après cet accident, vous ne le verrez pas là-bas. Je crois que c’est assez révélateur de ce que ressentent les gens d’ici vis-à-vis de votre oncle, que les Européens et les Américains avaient sans doute ressenti avant eux. Pour moi cela reste un exemple parlant de cette fascination sans borne que nous éprouvons pour tout ce qui nous révulse…
Il acheva cette dernière phrase dans un sifflement réprobateur qui fit sursauter Nesrin tant il était subit. Puis le petit homme se leva brusquement sans lui jeter un regard et se précipita d’un pas rapide à l’intérieur de la maison.
Décontenancée, Nesrin décida de le suivre malgré son incompréhension. Elle traversa en sens inverse l’allée couverte qui menait à la cour intérieure en supposant que c’était ce chemin-là que Tutku avait emprunté. Ne le voyant nulle part et ne désirant pas s’aventurer plus loin dans la maison sans permission, elle songea à retourner s’asseoir sur le petit banc au milieu des plantes grimpantes, ne sachant au juste que faire lorsqu’une voix forte et toute proche attira son attention.
- Tu ne vas pas oser. Je t’ordonne de me donner cette clef tout de suite !
C’était la voix de Tutku et il avait dans son cri autant de rage que d’horreur. Ne pouvant résister, la jeune femme suivit l’écho, ce qui la fit traverser une large pièce richement décorée puis se retrouver à l’entrée d’un large couloir peu éclairé par la lumière du jour.
Deux silhouettes se tenaient devant la porte de l’unique pièce qu’il desservait et Nesrin mit un certain temps à s’accoutumer à l’ombre qui y régnait.
Mais bientôt, comme dans un mauvais rêve, elle reconnut Ilkin, qui tenait à la main un petit trousseau de clefs et le faisait tournoyer autour de ses doigts.
Comme la première fois qu’elle l’avait aperçu, il faisait face à Tutku avec une nonchalance quasi comique. Rasé de frais et habillé richement, il irradiait de sa propre lumière et Nesrin le jugea plus beau que jamais. Dissimulée dans l’angle, elle attendait de connaître la raison de cette visite impromptue qui faisait tant enrager son confident.
Le silence entre les deux hommes était de plomb, seules les clefs d’Ilkin cliquetant désagréablement par intermittence venait le troubler.
Puis finalement la voix du jeune homme s’éleva, exagérément calme.
- Ce n’est pas à toi de t’interposer, Tutku, souviens-toi, tu n’as plus aucun pouvoir ici. Et à part moi, la seule personne qui pourrait encore imposer sa loi se trouve là-bas, à l’autre bout du couloir…
Nesrin retint un hoquet. La voix d’Ilkin se fit plus douce.
- Approchez Nesrin, n’ayez pas peur.
Poussant un profond soupir, la jeune femme quitta sa cachette et s’avança face aux deux hommes, les yeux fixés sur ses chaussures en signe de gêne.
Tutku la fusilla du regard lorsqu’elle passa prés de lui mais Ilkin souriait avec bienveillance.
- Savez-vous ce qui se trouve derrière cette porte, Madame Stalter ? Demanda-t-il, mystérieux, en agitant son trousseau avec plus d’insistance.
Le regard de Nesrin passa rapidement du visage d’Ilkin aux clefs qu’il tenait puis à la poignée de porte ouvragée. Elle fit non de la tête.
- Dans ce cas, je vais vous le dire, continua-t-il avec un sourire exquis, son regard soudain éclairé d’une lueur malsaine. Il s’agit de…
- C’était l’atelier de votre oncle, là où il a été retrouvé mort ! S’exclama brusquement Tutku en lui coupant la parole. Et plus personne ne l’ouvrira à présent, surtout pas toi ! Cracha-t-il en coulant vers Ilkin un regard lourd de sens.
Le jeune homme haussa les épaules, pour donner l’illusion que cette crise de colère ne l’impressionnait guère. Tutku ne s’en aperçut pas et lorsqu’il reprit la parole, sa voix avait gagné en fermeté ce qu’elle avait perdu en décibels.
- Je t’ordonne de me rendre ces clefs tout de suite et je ne chercherais pas à savoir ce que tu comptais aller faire là-dedans.
Nesrin, prise entre deux feux, ne savait plus où se mettre et désirait à la fois disparaître et rester à écouter cet échange venimeux dont elle ne saisissait pas les enjeux.
Ilkin au contraire du petit homme n’avait rien perdu de son flegme et ne semblait pas s’inquiéter outre mesure du ton menaçant de Tutku.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais te les rendre, nuança-t-il avec désinvolture. Plus rien de ce qui se trouve ici ne t’appartient, si tant est que cela t’a appartenu un jour, bien entendu. Tout ça m’a été offert par feu ton bienfaiteur, tu ne t’en rappelles pas. Y compris cette pièce et tout ce qui se trouve à l’intérieur.
Le visage de Tutku devint couleur de cendre, il exhala un profond soupir et détourna les yeux. Il fit un instant mine de répliquer mais ses lèvres parurent se figer comme elles essayaient de former des mots, révélant son impuissance.
Ilkin patienta, l’ombre d’un sourire étrange flottant sur son visage. Mais Tutku gardait le silence.
- … Mais par égard pour toi, je vais demander son avis à cette jeune beauté et je la laisse seul juge de la décision.
Se tournant vers Nesrin, il l’interrogea d’une voix chaleureuse, son ton contrastant désagréablement avec celui, cassant, qu’il avait imposé au petit homme.
- La décision vous appartient, Nesrin, et je m’y plierais sans protester. Dois-je ou non ouvrir cette porte ?
Nesrin réfléchit. Pendant un instant, elle faillit céder à sa propre curiosité de découvrir l’atelier de son oncle, cette pièce qui semblait renfermer tant de secrets et de beauté. Elle détourna un instant les yeux de la porte pour essayer de croiser le regard de Tutku mais celui-ci avait fait volte-face et lui présentait son dos voûté et qui à ce moment précis fut parcouru d’un frisson incontrôlable. Elle eut brusquement honte d’elle.
- Non, trancha-t-elle avec assurance. N’ouvrez pas cette pièce. Gardez-en les clefs mais partez, s’il vous plaît.
Les yeux d’Ilkin à l’entente de ses mots se plissèrent jusqu’à n’être réduits qu’à deux fentes sombres.
- … Comme vous voudrez, finit-il par répondre après plusieurs instants de silence. Profitez-en Nesrin, aujourd’hui vos désirs ont valeur d’ordre.
Refermant son poing autour de ses clefs, il la salua civilement et fit volte-face. Quelques instants plus tard, il avait disparu, non sans avoir lancé un petit signe d’au revoir ironique en direction de Tutku.
Nesrin attendit quelques instants de plus puis se dirigeant vers Tutku, elle posa sur son épaule une main légère et hésitante. Il se retourna sur elle, son expression indéchiffrable.
Sans prononcer un mot, il quitta le couloir à pas lents et Nesrin le suivit, ils retraversèrent la maison en sens inverse puis le petit homme se retourna pour lui faire face à l’entrée du petit patio.
- … Je vous remercie, marmonna-t-il avec un visible trouble, n’osant la regarder.
Nesrin secoua la tête.
- Ne me remerciez pas, je vous devais bien ça.
Elle se tût, malgré les questions qui se bousculaient dans sa tête. Et Tutku sembla instamment deviner ses pensées.
- Il y a tellement de choses que vous ne savez pas, Nesrin, tellement de choses… Et j’aimerais être capable de vous les expliquer mais…
- Mais pas maintenant, n’est-ce pas ?
Tutku acquiesça, visiblement soulagé.
- Non, pas maintenant, surtout pas maintenant. Laissez-moi quelques jours et je vous promets que je vous mettrais tout cela par écrit. Parce que, vous comprenez…
Il soupira, détourna les yeux.
- … Je ne suis même plus sûr d’avoir le courage de vous l’avouer en face.


A suivre…
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag EmptyMar 3 Juil - 15:48

ce chapitre est intense et la conversation passionnante.
on a vraiment envie d'en savoir plus, de lever un peu tout ces mysteres.

une suite ?
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MessageSujet: Re: The boy with the Turkish flag   The boy with the Turkish flag Empty

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