Psychose caractérisée par une désagrégation psychique — ambivalence des pensées, des sentiments, conduite paradoxale — la perte de contact avec la réalité, le repli sur soi.
Etat d’agitation fébrile, d’exaltation qui met hors de soi. Ardeur ou violence extrême.Schizophrénésie
Premier Jour — Fin d’après-midi
Une silhouette apparut de nulle part, s’écrasa contre une falaise escarpée, et s’effondra quelques mètres plus bas avec un cruel manque de grâce. Le fils aîné d’Ylesios gisait semi-inconscient. Il avait heurté les rochers de plein fouet, et tout ce qu’il parvenait à sentir était une douleur atroce dans tout un côté de la tête et son épaule et son dos…
Saleté d’elfe.
Il ne savait pas où il était, il savait qu’il n’allait pas mourir — un prince de l’Ombre n’est pas destiné à une fin ridicule en temps de paix — il lui suffisait d’attendre quelques minutes et il serait en mesure de rassembler son énergie pour se transporter jusqu’à la Cité des Morts. Une pluie légère mais glaciale tombait. Il ouvrit les yeux. Il fallut quelques instants avant que sa vue brouillée ne s’éclaircisse un peu.
Quelqu’un était là debout, le surplombait. C’était un jeune garçon dont le regard luisait étrangement dans la pénombre, entre le vague et l’égaré. Ils se dévisagèrent longtemps, sans une parole, comme si l’autre se contentait de le regarder croupir, indifférent…
Puis il se baissa, toujours avec le même regard écarquillé, trop, presque comme celui d’un dément. Sans crier gare, il tomba à cheval sur le corps sans force. Il se mit à lécher le sang qui coulait le long du cou, des fourmillements chauds envahirent l’esprit, remonta lentement et aspira le sang qui s’échappait de la blessure à la tempe, tout en lui caressant l’épaule, la joue, la nuque,... Neïs n’eût pas le temps de s’enrager et de le remettre à sa place (au royaume des morts, mais sans tête), il fut transpercé d’une douleur foudroyante, brûlante ; et il aperçut le visage de l’autre, un visage de femme qui lui souriait.
Puis tout devient blanc.
Neïs se réveilla en sursaut, comme inspirant enfin de l’air après un trop long séjour sous l’eau. Il était tout ankylosé mais l’esprit clair, et il n’avait plus aucune marque de blessure, si ce n’était une mince pellicule de liquide séché. Il se rappela cette créature qui avait osé jouer avec son corps inerte ; son orgueil bouillonnait. Il chercha des yeux dans le paysage désert, et tomba sur un drôle de spectacle. Quelqu’un était à genoux un peu plus loin, le dos tellement courbé que son front touchait presque à terre. Il oscillait légèrement de haut en bas, les poings fermés, le dos des doigts pressés contre sa bouche, des mèches de cheveux tombant jusqu’au sol.
« - Qui êtes-vous, demanda sèchement Neïs. »
L’autre leva brusquement la tête. Il pleurait, et Neïs vit sur ses lèvres des traces du sang qui maculait ses doigts. L’autre ne répondit pas, mais le dévisagea, ses yeux bougeaient frénétiquement, mais toujours dirigés vers lui. Il semblait que ses larmes coulaient à flot sans qu’il s’en aperçoive. Neïs répéta sa question :
« - Qui es-tu ?! Réponds ! »
Les lèvres de l’autre tremblèrent derrière ses mains. Puis une voix douce et tremblotante répondit :
« - Dïasyn… Dïasyn, mon maître. »
Et il retomba face contre terre ; il se prosternait. Neïs se mit debout, fixant l’autre à ses pieds. C’était cette loque qui lui avait… soigné ses blessures ? Le fait que quelqu’un lui porte secours l’énervait déjà au plus haut point, mais qu’en plus ce soit cette créature chétive et tremblotante ! Neïs se souvint alors d’avoir vu une femme penchée sur lui. Où était-elle ?
« - Lève-toi, ordonna-t-il. »
L’autre se redressa lentement, mais resta sur ses genoux, la tête toujours baissée sur les mains. Neïs patienta quelques secondes puis saisit brusquement les cheveux noirs de jais et força le visage à se mettre à la lumière de la lune. Une peau un peu foncée, des sillons de larmes et de sang presque séché, des oreilles d’humain. Neïs résista péniblement à une puissante envie de le tuer sur le champ, de voir cette larve ramper dans son sang au lieu de sucer celui du demi-vampire. Dïasyn inspirait profondément, il ouvrit lentement les yeux.
Il avait un regard trouble, la lumière de la lune tachait ses iris, comme des nuages gris dans un ciel annonçant un orage. C’était un regard craintif, en apparence. Neïs sentait que sa prestance n’inspirait pas la moindre once de peur. Il changea de main, l’attrapa par le col et le souleva sans effort sur ses deux jambes. L’autre était plus petit que lui, d’une bonne demi-tête.
« - Où est l’autre ? »
Dïasyn laissa tomber ses bras le long de son corps, abaissa ses paupières, et sourit faiblement, comme plongé dans un rêve. Sa morphologie se modifiait insensiblement, ses traits devenaient plus fins, sa peau s’éclaircissait, un côté de ses cheveux s’étirait en longueur. Lorsqu’il dévoila à nouveau son regard, il était devenu plus…féminine. Neïs le dévisagea un moment, sans laisser percevoir les questions qui se formulaient dans son esprit.
« - Dïasyn, dit une voix androgyne. »
Neïs la lâcha et s’écarta en soufflant d’exaspération. Il marcha jusqu’au bord du plateau et parcourut le paysage du regard. Des rochers à perte de vue, bleutés ou noirs, escarpés, sur lesquels s’accoudait une nuit infatigable ; les Monts Maudits, à l’Ouest de Khaz Modhan… Qu’allait-il faire de l’autre ?
Il se retourna ; Dïasyn n’avait pas bougé d’un pouce, attendait docilement. Il était redevenu garçon. Neïs s’approcha d’un pas décidé.
« - C’est toi qui a refermé mes blessures ? »
Dïasyn acquiesça et prit la main du demi-vampire, qu’il porta à ses lèvres. Neïs ne l’avait pas vu venir, même si l’autre n’avait pas du tout bougé vite. Il eut un mouvement de recul intérieur, mais fut incapable de retirer sa main. C’était comme si des petites fourmis remontaient le long de ses doigts, autour de son poignet, jusque dans son bras, laçant des chaînes invisibles...
Quelque chose montait en lui, sourdement, une vague, irrésistiblement, néfaste, parce que fascinante, néfaste ? non, fascinante... Face au grand mur d’eau, incapable de s’enfuir, le cœur battant, rien ne peut arriver de funeste, l’eau ne fera qu’envelopper, on l’attend, l’âme emplie du son de son souffle, le cœur battant. La lame blanche s’apprêtait à s’abattre.
Neïs eut un mouvement impulsif. Sa main s’était dégagée, ses bras s’étaient croisés et décroisés, ses ongles avaient rencontré la surface de l’eau, aucune résistance, éraflé.
Dïasyn porta doucement les mains à son visage, ses doigts fins retracèrent les marques, suivant les fils de brûlante impression. Son regard se représentait les griffures, mince sourire entrouvert. Neïs observa les gouttelettes sombres, puis il les porta à ses lèvres, entre ses lèvres, saveur amère, puis douce, amère et douce, les deux à la fois.
Pas un cri, pas une parole n’avait été prononcée. D’une main, Neïs agrippa un bras, l’autre, il la posa sans violence au creux du cou. Dïasyn eut un déséquilibre en avant. Avant qu’il n’ait le temps de se rétablir, ou qu’il ne heurte l’autre corps, il avait disparu du paysage.